Le juge à la Cour suprême américaine Stephen Breyer est reçu sous la Coupole au sein de l’Académie des sciences morales et politiques

Retransmission de la séance, 8 avril 2013
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Chief Justice Stephen Breyer, juge à la Cour suprême a été reçu sous la Coupole de l’Institut de France, quai Conti, au sein de l’Académie des sciences morales et politiques le 8 avril 2013. Une cérémonie à l’image de l’alliance morale et politique qui unit la France et les Etats-Unis : une inscription dans la tradition de l’histoire académique mais aussi dans la modernité des idées. Le juge Breyer défend un droit humaniste et ouvert dans le cadre des évolutions complexes des droits nationaux et du droit international et de leurs imbrications. Canal Académie vous propose d’écouter l’intégralité de cette séance, dans laquelle le juge Breyer rend un vibrant hommage à Otto de Habsbourg.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : cou601
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L’Académie des sciences morales et politiques compte 50 membres de nationalité française et 12 membres de nationalité étrangère. A l’exception de l’Académie française au sein de l'Institut, les autres Académies accueillent aussi des associés étrangers.

La France est le plus ancien allié de l’Amérique. Comment oublier La Fayette, ou Bonaparte qui permit l’acquisition de la Louisiane par les États-Unis, doublant ainsi la surface du territoire américain et établissant un lien politique fort entre les deux pays, Comment oublier l’aide américaine à la France libre pendant les deux Guerres Mondiales du XX e siècle ?

Cette alliance politique et culturelle s’est aussi traduite par l’accueil régulier au sein de l'Académie de membres américains au fil de l’histoire, dans une tradition d'ouverture des Académies à l'égard de personnalités en provenance de pays étrangers. Ainsi, plus proche de nous, le cinéaste Woody Allen a été élu membre associé étranger de l’Académie des beaux-arts.

Plusieurs citoyens américains parmi les plus illustres de la nation américaine ont pris place au sein de l’Académie des sciences morales et politiques depuis sa création en 1795. Le président Jefferson, le père de la Déclaration d’indépendance américaine fut le premier. Puis ont été accueillis l’historien et diplomate John Motley, le poète Ralph Emerson, le philosophe Williams James, le mécène James Hazen Hyde, les présidents Theodore Roosevelt, Woodrow Wilson et Ronald Reagan, également les généraux Pershing et Eisenhower.

La seule évocation de ces figures majeures de l’histoire américaine, révèle la nature profonde des liens qui unissent l’Académie des sciences morales et politiques aux États-Unis.

L’académicien Tocqueville, élu membre de l’Académie en 1801, par son œuvre intellectuelle illustre l’étroitesse des liens entre nos deux pays, voire, comme l’a rappelé Bertrand Collomb dans son introduction lors de l’installation du juge Stephen Breyer le 8 avril dernier sous la Coupole : l’histoire politique américaine s’est inscrite dans l’histoire académique de l’Institut. Par le choix de ses membres associés étrangers, « l’Académie des sciences morales et politiques a toujours été pour la France, l’Académie des alliances morales et politiques ». Hasard de l’histoire, au fauteuil d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) aujourd’hui, la juriste de droit pénal international, Mireille Delmas-Marty, spécialiste du droit des droits de l’homme (élue en 2007). Autre clin d’œil, Le juge Stephen Breyer est venu en 2005 à l’Académie des sciences morales et politiques faire une communication intitulée "La Démocratie en Amérique à l'heure actuelle" lors du bicentenaire de la naissance de Tocqueville, en 2005. Francophone, le juge Breyer a participé en France à de nombreux colloques et entretiens. À la suite d’une conférence qu’il avait prononcée en 2005 au Collège de France, il a été l’un des fondateurs d’un réseau franco-américain sur l’internationalisation du droit crée et animé par le professeur Mireille Delmas-Marty. Les travaux de ce réseau font l'objet d'un ouvrage de la juriste et ont été publiés en 2009 par la Société de législation comparée sous le titre, Regards croisés sur l’internationalisation du droit, France-États-Unis (avec S. Breyer), SLC, 2009.

La juriste Mireille Delmas-Marty et le juge Stephen Breyer, membres de l’Académie des sciences morales et politiques, 8 avril 2013 Bibliothèque de l’Institut, Installation sous la Coupole de l’Institut de France du Juge à la Cour suprême américaine Stephen Breyer
© Marianne Durand-Lacaze\/ Canal Académie


Le juriste Gilbert Guillaume a prononcé le discours d’accueil du juge Stephen Breyer. Depuis 1980, il est membre de la Cour permanente d'arbitrage et a été arbitre désigné par de nombreuses organisations (INTELSAT, OACI,...). Il est Président de la Commission de recours de l'Organisation européenne de télécommunication par satellite et conciliateur et arbitre de Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements.

Juge à la Cour internationale de justice de septembre 1987 à février 2005, Gilbert Guillaume a été élu Président de cette juridiction le 6 février 2000 pour un mandat de trois ans.

Présentant le parcours et les ouvrages du juge Stephen Breyer et les grandes affaires qu'il avait réglées, Gilbert Guillaume a dressé un panorama de la pensée juridique du nouvel académicien dont l'extrait ci-dessous donne un aperçu.

Extrait

« Ces trois affaires et plusieurs autres, que je n’analyserai pas ici, vous ont amené à vous poser une question fondamentale, que se posent tous les juges, nationaux ou internationaux, celle de leur légitimité. En d’autres termes, sur quoi est fondée l’autorité du juge dans nos démocraties ?
Vous avez longuement réfléchi à cette question et en avez conclu que, dans nos pays, l’autorité du juge repose sur la confiance du peuple. Vous vous êtes par suite interrogé sur les moyens de gagner cette confiance.
Votre réflexion à cet égard est partie de Benjamin Constant. Celui-ci, rappelez-vous dans votre ouvrage « Active Liberty », distinguait entre deux libertés qu’il estimait, toutes deux nécessaires, la liberté des anciens et la liberté des modernes. La première, dont les cités grecques nous avaient donné l’exemple en organisant la délibération sur la place publique, implique, disait Benjamin Constant, une « participation active et constante au pouvoir collectif ». La seconde permet aux citoyens de « jouir de leur indépendance et de poursuivre leurs intérêts individuels ». Il nous faut, ajoutait-il, « apprendre à conjuguer les deux ensemble »
Dans cette perspective, vous lancez dans vos livres un appel aux juges afin que, dans l’interprétation des normes et notamment des normes constitutionnelles, ils accordent une égale considération à la liberté des anciens, la « liberté active », qui fonde la démocratie et à la liberté des modernes, c’est-à dire aux droits de l’individu face à l’État.

Ceci implique en premier lieu que les tribunaux échappent à la tentation de l’activisme judiciaire. Ils ne peuvent, ni ne doivent se substituer aux assemblées et aux gouvernements légitimement élus qui, pensez-vous, sont mieux placés qu’eux pour peser les avantages et les inconvénients des solutions à retenir. Ils doivent par exemple laisser le président mener la politique étrangère et de défense qu’il entend mener et laisser le congrès mener les réformes sociétales qu’il estime nécessaires. Ils ne doivent intervenir, pour reprendre les mots d’Alexander Hamilton, que lorsque les « passions publiques » mènent à des décisions portant atteinte aux droits fondamentaux de l’individu. Si le juge ne doit pas être aveugle, il doit aussi rester modeste.
Concilier la liberté active du citoyen et la liberté reconnue à l’individu face à l’État implique cependant pour vous non seulement que soit respectée la séparation des pouvoirs, mais encore –et ceci est plus original- que le juge tienne la balance égale dans ses jugements entre ces deux libertés. En effet, rappelez-vous, les pères fondateurs de la nation américaine poursuivaient un double objectif : créer un régime démocratique fondé sur la souveraineté du peuple exercée à travers ses représentants élus ; et en même temps protéger la liberté privée à travers une déclaration des droits. Protecteur de cette liberté, le juge doit fournir de cette déclaration une interprétation qui ne porte pas atteinte au bon fonctionnement de la démocratie. »

Gilbert Guillaume a montré comment le juge se distinguait de ses confrères à la Cour Suprême, tout en œuvrant en permanence à l'intérêt de la démocratie. « Au total, la question initialement posée vous parait donc appeler une réponse simple : le juge sera respecté en démocratie s’il respecte lui-même la volonté du peuple et de ses représentants, tout en censurant les excès. Il y parviendra par une approche pragmatique, sans dogmatisme, au coup par coup. »

Stephen Breyer est désigné en 1994 par le président Clinton comme membre de la Cour suprême. Cette nomination est confirmée par le Sénat à la très large majorité de 89 voix contre 9. Il y siège depuis dix huit ans et a, depuis lors, eu de nombreuses occasions d’y développer et d’y appliquer sa philosophie juridique.
Classé parmi les libéraux au sein de la Cour, il a notamment cherché à ouvrir celle-ci au monde en s’interrogeant sur les solutions apportées à divers problèmes en droit comparé et en droit international, ce qui constitue une grande nouveauté aux États-Unis. C’est ainsi que, dans son opinion dans l’affaire Atkins c. Virginie, interdisant en 2002 la peine de mort pour les malades mentaux, il se réfère au rejet de celle-ci par la majorité de la communauté internationale. Il fait de même référence à diverses sources internationales en 1999 dans l’affaire Knight c. Floride et s’appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, trois ans plus tard, dans l’affaire Foster c. Floride.

Stephen Breyer et ses confrères,  membres de l’Académie des sciences morales et politiques, 8 avril 2013 Bibliothèque de l’Institut de France, Installation sous la Coupole du Juge à la Cour suprême américaine Stephen Breyer
© Marianne Durand-Lacaze\/ Canal Académie


Le juge Stephen Breyer (né en 1937 à San Francisco) a prononcé le discours d'éloge de son prédécesseur le prince Otto de Habsbourg, grande figure de la Résistance qui réussit avec l'aide du Consul ddu Portugal a sauvé la vie e quelques milliers de juifs en les aidant à quitter la France.

Extrait

«Aux États-Unis, il a fallu que plus de 300 millions de citoyens apprennent à vivre ensemble. Après l’esclavage, une épouvantable guerre civile, quatre-vingts ans de ségrégation raciale et bien d’autres horreurs, juges, avocats, et citoyens ordinaires ont appris à surmonter les épreuves d’une histoire qui les a convaincu peu à peu de la nécessité de faire confiance au droit, et non à la force pour résoudre leurs différends. Le résultat est encore (et souvent) un compromis, un accord qui demeure fragile.
Vous comprendrez donc ma réponse aux juges africains et asiatiques concernant les conditions nécessaires d’un État de droit. L’établir, le maintenir, n’est pas que l'œuvre des juristes : cette tâche incombe aussi au gouvernement, aux citoyens ordinaires, à tout le monde. Aussi faut-il du temps, de la patience, des efforts soutenus. Et aujourd’hui, ces efforts doivent dépasser les frontières nationales.
L’objectif de la lutte contre l’arbitraire est bien ambitieux. C'est pourquoi nous devons tisser ensemble une sorte de grande pièce de toile. De temps en temps, on croit que cette tâche que nos pays se sont ensemble fixée ressemble à celle de Pénélope : ce que l’on tisse le jour, on le défait la nuit.
Il faut se souvenir alors de l'enseignement d’Otto von Habsbourg : sa persévérance, sa persistance quotidienne, son obstination l'ont emporté. Méditons cette leçon pour continuer l'ouvrage.
»

L’académicien Gilbert Guillaume devant les invités et les membres de l’Académie des sciences morales et politiques, 8 avril 2013, Installation sous la Coupole du Juge à la Cour suprême américaine Stephen Breyer
© Marianne Durand-Lacaze\/ Canal Académie


Le nouvel académicien a rappelé la vison européenne d'Otto de Habsbourg qui se définissait comme un Européen et non comme un Autrichien vivant en Allemagne en 1941. L'homme qui parlait sept langues fut élu plusieurs fois au Parlement européen, il fut l'un des principaux artisans de l'ouverture de l'U.E. vers les États de l'Europe centrale au lendemain de la chute du Mur de Berlin.
Stephen Breyer en tant que juge est particulièrement sensible à la menace de l'arbitraire dans les affaires qui dépassent nos frontières. Le Chief justice a attiré notre attention sur la manière de trouver un juste équilibre enter le respect des droits fondamentaux, ceux de l'individu et les droits nationaux et le droit international.

Pour préserver l'État de droit, le juge a terminé son discours sur la nécessité de bien et de mieux connaître les droits et les pratiques juridiques des autres pays.

Extrait

« Vous comprendrez donc ma réponse aux juges africains et asiatiques concernant les conditions nécessaires d’un État de droit. L’établir, le maintenir, n’est pas que l'œuvre des juristes : cette tâche incombe aussi au gouvernement, aux citoyens ordinaires, à tout le monde. Aussi faut-il du temps, de la patience, des efforts soutenus. Et aujourd’hui, ces efforts doivent dépasser les frontières nationales.
L’objectif de la lutte contre l’arbitraire est bien ambitieux. C'est pourquoi nous devons tisser ensemble une sorte de grande pièce de toile. De temps en temps, on croit que cette tâche que nos pays se sont ensemble fixée ressemble à celle de Pénélope : ce que l’on tisse le jour, on le défait la nuit.
Il faut se souvenir alors de l'enseignement d’Otto von Habsbourg : sa persévérance, sa persistance quotidienne, son obstination l'ont emporté. Méditons cette leçon pour continuer l'ouvrage.

À la fin de La Peste, Albert Camus écrit : « que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester (. . .) endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. »
L’État de droit est une arme dans la lutte contre ce bacille que décrit Camus, une lutte qui continue pour empêcher l’arrivée de ce jour funeste. L’État de droit est la clef de voûte de cette lutte pour bâtir une société civilisée, humaine, et juste. Efforçons-nous de la construire ensemble. »

Chief Justice Stephane Breyer, 8 avri 2013, Institut de France
© Marianne Durand-Lacaze\/ Canal Académie


Pour en savoir plus

- Écoutez sur Canal Académie une interview du Juge Stephen Breyer par Marianne Durand-Lacaze, quelques jours avant son installation sous la Coupole : -
- Site officiel de la Cour suprême américaine

- Liste des associés étrangers à l'Académie des sciences morales et politiques
- Dans l'année qui suit l'élection d'une personnalité en tant que "Membre associé étranger", une séance publique est organisée sous la Coupole au cours de laquelle l'éloge du nouvel élu, ou discours d'installation, est prononcé avant que la médaille de l'Académie ne lui soit remise. S'ensuit le discours de réception du nouvel élu.

- Stephen Breyer sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques
- Gilbert Guillaume sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques
- Bertrand Collomb sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques

Livres publiés en français de Stephen Breyer
- 2007- Pour une démocratie active, Paris, Éditions Odile Jacob, 269 pages.
- 2009 - Avec Mireille Delmas-Marty, Regards croisés sur l'internationalisation du droit : France-États-Unis, Paris, Société de Législation Comparée, 269 pages
- 2011- La Cour suprême, l'Amérique et son histoire, Paris, Éditions Odile Jacob

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