Mémoire et migraine

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

A quand remonte le mot « mémoire » ? Ses origines se seraient-elles perdues dans la nuit des temps ? Et il existe tant de formes de mémoire, comme l’explique Jean Pruvost... avec quelques oublis ! Ou serait-ce dû à la migraine qui le malmène ? Vous saurez tout sur ces maux qui jouent avec les mots !

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots551
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Mémoire : la preuve par 9

Êtes-vous mémoratif de ce qui vient de vous être dit ? Vous sentez-vous mémorieux ? Ce ne sont pas là des mots inventés mais ayant bel et bien existé. À vrai dire, même s’ils n’étaient déjà plus très répandus au XIXe siècle, d’une part la formule être mémoratif de quelque chose – c’était s’en souvenir – se trouve encore dans le Dictionnaire de l’Académie de 1878, d’autre part, être mémorieux, avoir de la mémoire, c’est une formule que George Sand utilisait encore dans ses romans.

Comme 90 % des mots français, le mot « mémoire » remonte effectivement à un mot latin, memoria, l’aptitude à se souvenir, mais on peut encore le faire venir de plus loin, presque de la nuit des temps, d’une racine indoeuropéenne reconstituée, à l’origine du latin, du grec, du gaulois, du germanique, et de quelques langues indiennes. Cette racine serait (s)mer définissant probablement le souvenir.

Puisqu’on évoque les temps très anciens, on rappellera la mythologie et la divinité de la mémoire, Mnémosyne, qui fait partie des Titans ou plus exactement des Titanides. Elle est la fille d’Ouranos, le ciel, et de Gaia, la terre, belles références ! Mnémosyne prouva qu’elle était de forte santé en accueillant Zeus neuf nuits de suite, et allez savoir pourquoi, de ces neuf nuits naquirent neuf enfants, les neuf Muses. Avec parmi elles, une muse d’excellence, Clio, la muse de l’histoire ! Ce n’était pas une mômerie que ces neuf nuits, et d’ailleurs une mômerie c’est, avouons-le, un mot qu’il fallait glisser, parce qu’il s’agit tout simplement de l’anagramme du mot mémoire, mêmes lettres mais dans un ordre différent.

On restera du côté des Grecs avec la racine mnemo, en s’intéressant à un mot récent mnémotechnique. L’adjectif inventé en 1825 désigne tous les procédés qui, sur la base d’associations mentales, permettent de mémoriser des choses difficiles à retenir. On a tous en tête quelques « trucs » mnémotechniques, par exemple cette phrase apprise en nos vertes années, en tant que pense-bête à propos des classiques : « Penchée sur la racine de la bruyère, la corneille boit l’eau de la fontaine molière »…

On n’oubliera pas non plus les chiffres avec, par exemple, ces deux phrases : Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages, et Monsieur Vous Tirez Mal Je Suis Un Novice Pitoyable… Quel pourrait être tout d’abord ce « nombre utile aux sages » ? Je vais vous aider : le premier mot de Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages est « Que », combien de lettres ? 3. Deuxième mot « j’ », combien de lettres ? Une. Troisième mot « aime » ? 4 lettres. Ce qui donne… 3, 1, 4 : 3,14, « pi » ! et ainsi de suite. Quant à Monsieur Vous Tirez Mal Je Suis Un Novice Pitoyable, Monsieur commence avec un M, comme Mercure, Vous par un V comme Vénus, Tirez par un T comme Triton, Mal comme Mars, Je comme Jupiter, Suis comme Saturne, Un comme Uranus, Novice comme Neptune, Pitoyable comme Pluton (la dernière planète découverte tardivement). Ça tombait bien on pouvait ajouter un adjectif à novice…

Il faut aussi de la mémoire ne serait-ce que pour retenir les différents types de mémoire… Par exemple, si on se tourne du côté des animaux, on peut avoir une mémoire de linotte, qui ne retient rien, de lièvre, qui oublie tout au fur et à mesure, de fourmi, c’est-à-dire très précise, ou d’éléphant, très longue dit-on. Si l’on pense à ses organes, on peut avoir la mémoire du ventre, donc de la reconnaissance pour ceux qui nous nourrissent bien, mais aussi avoir une mémoire gustative, sensorielle, visuelle. Ne parlons pas de la mémoire biologique, celle de nos cellules, ou de la mémoire immédiate, celle des faits récents, ou différée, celle d’un passé plus lointain, de la mémoire affective, celle de Proust, qui se souvient des sensations passées en goûtant une madeleine, mémoire involontaire à dissocier de la mémoire volontaire, reconstituée par l’intelligence. Et il faudrait aussi ajouter la mémoire des chiffres, la mémoire verbale, la mémoire individuelle ou au contraire la mémoire collective, celle d’un peuple. Enfin, signalons une mémoire étonnante, celle que les médecins appellent la mémoire panoramique, qui parfois dans des situations de dangers mortels, offre en quelques centièmes de seconde des pans entiers du passé. Et si on évoque la mémoire externe, tampon, temporaire, virtuelle, auxiliaire, circulaire, intermédiaire, interne, magnétique, principale, annexe, centrale, etc., on l’a deviné, l’informatique est au rendez-vous.

On comprend donc qu’on puisse avoir des trous de mémoire et qu’on ait de la « fuite » dans les idées, comme le chante si bien Catherine Lara. On est sauvé par Balzac qui soutient qu’« oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices. ». Alors, on a envie de dire comme Jules Renard : « J’ai une mémoire admirable, j’oublie tout. »

Migraine à mi-temps…

Si on voulait faire un jeu de mots sur le mot migraine, quels seraient les deux mots qu’on pourrait à la limite y reconnaître ? Mi et graine assurément, mais si on a une forte migraine, on ne peut évidemment s’empêcher de penser que ce n’est tout de même pas qu’une moitié de la tête qui est concernée. Et pourtant, c’est bien l’origine du mot migraine que l’on vient de deviner. La migraine, c’est en effet un mot issu du grec hemikrania, avec hemi, qui veut dire moitié, comme dans hémisphère, et krania, qui désigne le crâne. En latin médical on disposait donc du mot hemicrania qui s’est abrégé par le début comme lorsqu’on a abrégé américain en ricain, par aphérèse disent les linguistes, hemicrania, hemicraine a donc donné migraine en faisant disparaître le hé du début du mot.

La migraine dit Furetière en 1690, l’auteur de notre premier dictionnaire encyclopédique, est le « mal aigu qui afflige la moitié de la tête, qui se dit proprement quand on n’en sent la douleur que d’un côté, soit à droit(e), soit à gauche. » Et il ajoute – et là attention à ne pas déclencher une migraine – : « La migraine est causée par les vapeurs mordicantes élevées des hypochondres à la tête, qui pressent et piquent le péricrane ou les méninges du cerveau. » Bigre ! l’affaire est sérieuse. Voilà qui prend la tête, se prendre la tête étant au passage une expression familière très probablement issue d’un calque de l’anglais : to take someone’s mind, littéralement « prendre l’esprit de quelqu’un ». On préférera de loin l’Académie qui déclare en 1694 : « Les odeurs très fortes donnent la migraine », c’est plus simple !

De fait, la migraine est vite devenue un mot échappant au corps médical pour être synonyme de « mal de tête ». Curieusement, ce mot a beaucoup plu, et bien des écrivains s’y sont effectivement intéressés. On n’en citera que deux : Balzac et Roland Barthes, un pour chaque moitié du crâne.

D’abord, Balzac, qui vise les femmes dans La physiologie du mariage. Que dit-il de la migraine ? « L’affection dont les ressources sont infinies pour les femmes est la migraine. Cette maladie, la plus facile de toutes à jouer - car elle est sans aucun symptôme apparent - oblige à dire seulement : J’ai la migraine. » D’une certaine manière, Balzac préfigure le Dictionnaire des femmes publié en 1962 par « six hommes », auteurs anonymes (ah les lâches… !) qui consacrent un article entier au mot « migraine » en commençant par citer une femme déclarant : « Je serais sortie avec plaisir ce soir, mais j’ai une effroyable migraine. Quel dommage ! » Et les auteurs anonymes d’ajouter qu’heureusement ce mauvais coup est « un peu passé de mode ».

Pour l’autre hémisphère cérébral, sans doute le gauche, qui dit-on est celui de la pensée forte, donnons la parole à Roland Barthes, cité dans le Grand Robert : « J’ai pris l’habitude, dit-il, de dire migraines pour maux de tête (peut-être parce que le mot est beau). Ce mot impropre (car ce n’est pas seulement d’une moitié de ma tête que je souffre) est un mot socialement injuste : attribut mythologique de la femme bourgeoise et de l’homme de lettres, la migraine est un fait de classe : voit-on le prolétaire ou le petit commerçant avoir des migraines ? » Notre grand homme n’aurait sans doute plus raison aujourd’hui, le mot migraine s’étant totalement installé dans l’usage courant.

Il existe en français très familier des expressions plus imagées à éviter, même aux lendemains de fêtes trop arrosées : « J’ai un troupeau de bisons sous le scalp… » lit-on dans les romans policiers lorsque le héros souffre de ce que l’on appelle la « gueule de bois ». Reconnaissons cependant que l’expression populaire offre l’avantage de pouvoir moduler, par exemple, en déclarant : j’ai des gros bisons, des petits, des moitiés de bisons, des mi-bisons qui dansent sous le scalp… Et puis après tout, voilà qui nous fait émigrer dans l’Ouest américain !

En savoir plus :

Jean Pruvost est professeur des universités à l’Université de Cergy-Pontoise, où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.
Il est également le directeur éditorial Les honorables éditions Honoré Champion !

Consultez la définition des mots de Jean Pruvost sur le dictionnaire de l'Académie française:

- Mémoire
- Migraine

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