Grâce à Alfred Jarry, Ubu devient notre compagnon

La chronique Le bibliologue de Bertrand Galimard Flavigny

Qui est Ubu, ce docteur en pataphysique ? Comment Alfred Jarry eut-il l’idée de ce personnage ? Quand fut créée sa célèbre pièce ? En bibliophile, Bertrand Galimard Flavigny nous conte les origines de ce personnage étrange et inoubliable et comment, grâce à l’adjectif ubuesque qui enrichit le vocabulaire français, le roi Ubu fait désormais partie de notre société !

Émission proposée par : Bertrand Galimard Flavigny
Référence : pag710
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Quoique élève d’Henri Bergson, et faute de pouvoir être admis à l’Ecole normale supérieure, Alfred Jarry (1873-1907) avait multiplié les écrits, poèmes et autres textes qu’il utilisera dans les différentes aventures d’Ubu, un personnage bien particulier qui, finalement, fait partie intégrante de notre société et que nous croisons sans cesse.

Pour commencer, Jarry remporta trois fois de suite le concours organisé par L’Echo de paris littéraire illustré dirigé par Marcel Schwob avec Catulle Mendès. Ainsi lancé dans le milieu littéraire, le jeune auteur présenta, en 1894 chez Alfred Valette directeur du Mercure de France et sa femme Rachilde, une pièce intitulée Ubu Roi. La pièce fut jouée ensuite pour la première fois, le 10 décembre 1896, au Théâtre de l’Œuvre. Ce fut un beau tohu-bohu !

Sait-on que le titre complet de cette œuvre, tel qu’on peut le lire sur la page de titre de l’édition originale publiée par le Mercure de France, le 11 juin 1896, est donc Ubu roi, Drame en cinq actes en prose. Restitué en son intégrité tel qu’il a été représenté par les marionnettes du Théâtre des Phynances en 1888. Le tirage de tête comprend 15 exemplaires sur papier vergé de Hollande, justifié par un petit hibou. Nous en connaissons un relié par Semet & Plumelle, en maroquin bleu janséniste ancien, la couverture illustrée conservée. Il est orné de deux portraits d’Ubu gravés sur bois d’après les dessins de l’auteur, le premier repris en couverture.

Mais d’où vient cet Ubu-là ? Revenons quelques années en arrière en 1888, au lycée de Rennes. Il y avait là, un professeur de physique, M. Hébert, qui incarnait pour certains de ses élèves, « tout le grotesque qui est au monde ». Les potaches lui consacrèrent une abondante littérature dont une pièce intitulée Les Polonais. Celle-là fut jouée à l’aide de marionnettes, au domicile de l’un des co-auteurs, un nommé Charles Morin, en compagnie d’un autre de ses condisciples complice, un nommé Alfred Jarry. Le personnage central de la pièce se nommait P.H.. Il aurait pu également être appelé le Père Heb, Eb, Ebé, Ebon, Ebance, ou Ebouille, comme le surnommaient encore ses élèves. Il deviendra sous la plume d’Alfred Jarry: « Ubu ». Cet Ubu-là qui répondait aussi au prénom de François, mais que l’on nomma d’abord « le Père Ubu » était capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'aigle rouge de Pologne, ancien roi d’Aragon, comte de Sandomir ; puis roi de Pologne, et surtout docteur en pataphysique, et grand-maître de l’ordre de la Gidouille. Un portrait qui ne pouvait que marquer d’une manière ou d’une autre, les esprits avant de les verser dans un monde irrationnel.

Rares sont les auteurs qui ont donné un adjectif à la langue française. Les dictionnaires expliquent l’adjectif « ubuesque » par « un caractère comiquement cruel et couard », ou encore « grotesque et cruel » ce que nous traduisons par quelque chose d’irraisonné devant lequel nous nous sentons impuissants. Grâce à cette adjonction à notre patrimoine linguistique, Ubu demeure dans notre inconscient culturel.

Catulle Mendès fut sans doute l’une des meilleures fées qui se pencha sur le berceau du personnage. Edouard Graham auteur de Passages d’encre, échanges littéraires dans la bibliothèque de Jean Bonna (1) cite la définition qu’il fit du personnage parue dans le Journal daté du lendemain de la représentation d’Ubu Roi, le 11 décembre 1896. Il dressa, en effet, une liste exhaustive des figures qui, selon lui, entrent dans la composition du caractère d’Ubu : « Fait de Pulcinella et de Polichinelle, de Punch et de Karagueus, de Mayeux et de M. Joseph Prud’homme de Robert Macaire et de M. Thiers, du catholique Torquemada, et du juif Deutz, d’un agent de la sûreté et de l’anarchiste Vaillant, énorme parodie malpropre de Macbeth, de Napoléon et d’un souteneur devenu roi, il existe désormais, inoubliable ! » Tout était dit.

Quatre autres aventures d’Ubu devaient suivre, le Cocu en 1897, les Almanachs en 1899, l’Enchaîné en 1900 et Sur la Butte en 1906.

Edouard Graham rapporte encore cette prédiction de Mendès : « il deviendra une légende populaire des instincts vils, affamés et immondes, et M. Jarry, que j’espère destiné à de plus délicates gloires, aura créé un masque infâme ». A la fin de sa vie Alfred Jarry signait Ubu.

Texte de Bertrand Galimard Flavigny

(1) Ed. Gallimard,

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