Réception du philosophe Jean-Luc Marion à l’Académie française

Eloge du Cardinal Jean-Marie Lustiger ; discours de réception par Mgr Claude Dagens
Jean-Luc MARION
Avec Jean-Luc MARION de l’Académie française,

Le philosophe Jean-Luc Marion succédant au cardinal Jean-Marie Lustiger a été reçu sous la Coupole le jeudi 21 janvier 2010. Il a prononcé l’éloge de son prédécesseur et il a été accueilli par le discours de réception prononcé par Mgr Claude Dagens.

Le texte ci-dessous propose un résumé des discours à partir de notes prises sur place. L'intégralité peut être lue sur le site de l'Académie : www.academie-francaise.fr

De nombreuses personnalités de diverses confessions et religions, des ordres religieux et du monde de la philosophie ainsi que de nombreux académiciens assistaient à cette réception sous la coupole de l'Institut de France. A la tribune, siégeaient Hélène Carrère d'Encausse, Secrétaire perpétuel de l'Académie française, Mgr Claude Dagens et le Professeur Yves Pouliquen.

Jean-Luc Marion devant la Coupole de l’Institut de France, le 21 janvier 2010
© Brigitte Eymann \/ Académie française

"Que puis-je dire ?" : les premiers mots de Jean-Luc Marion soulignent "cette épreuve de modestie" que constitue cette réception, d'autant que le nouveau reçu évoque la cohorte de philosophes, vivants ou disparus, qui ont compté parmi les membres de la célèbre Compagnie, l'Académie française. Une compagnie où l'on se parle, a rappelé Jean-Luc Marion, "avec douceur et respect" (article 6 des statuts).

Jean-Luc Marion a rappelé combien toute une génération d'étudiants a été marquée, dans les années 50, par "le génie spirituel et intellectuel" de Mgr Lustiger. Il l'avait rencontré peu après son entrée à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, dans un quartier sous pression, en mai 68 ! Comme de nombreux étudiants, il suivait ses prêches et ses commentaires dans toutes les paroisses où Lustiger parlait, traversant Paris, comme, pendant des siècles, on traversait des villes pour écouter les Pères de l'Eglise. Car Jean-Marie Lustiger n'écrivait pas, il parlait. C'était son choix. L'un de ses premiers ouvrages parus (1978) Sermons d'un curé de Paris, a été publié de manière anonyme (mais il avait été vite reconnu).

Chaque académicien peut témoigner de cette haute "figure d'autorité " (mais une autorité qu'il détenait de Celui qui l'avait envoyé) et garder en sa mémoire l'inoubliable moment où, à quelques mois de mourir, il est venir dire adieu à ses confrères "avant de naître à l'éternité". Et affirmer aussi que "malgré l'absence, il demeure parmi nous".

D'un cardinal à l'autre

Jean-Marie Lustiger avait pris la direction du Centre Richelieu, ce qui fournit à Jean-Luc Marion l'opportunité d'évoquer cet autre grand cardinal, fondateur de l'Académie, et son traité sur la perfection du chrétien, réédité par le père AM Carré, de l'Académie lui-aussi. "Heureuse rencontre que celle du premier et du dernier des cardinaux en cette Compagnie" a souligné Marion pour insister : "Jean-Marie Lustiger appartenait profondément à notre Compagnie". Et d'expliquer pourquoi : tout est question de parole, non pas pour la prendre mais parce qu'on vous l'a donnée.

Et de proposer alors une longue méditation sur le rapport entre parole, langue et langage : "parler revient à appeler, à s'adresser... et quelquefois à ne rien dire". Jean-Marie Lustiger avait cette qualité rare de savoir écouter en silence. Parole de l'homme, parole de Dieu. D'un Dieu qui se fait parole. Se laisser interpeller par elle. Jean-Marie Lustiger avait senti cet appel radical, lui qui disait : "il faut accueillir l'Evangile comme une langue maternelle".

Une histoire d'appel et de réponse

Retraçant quelques étapes de la vie de Jean-Marie Lustiger, le philosophe a rappelé que "l'élection en lui était le choix de Dieu". Une pro-vocation, une vocation qui interpelle, une provocation vivante.

Né à Paris en 1926, Aron Lustiger (dont les parents avaient choisi la France en 1918), avait été élevé dans un judaïsme moral plus que dans la pratique religieuse. (Marion trace d'ailleurs un parallèle avec le parcours de Levinas, un "frère" de Lustiger en quelque sorte). Quand son père l'envoya en Allemagne en 1937 et 38, il découvre la menace nazie mais aussi l'incompatibilité entre le christianisme et l'anti-sémitisme. Jamais il ne renia son identité juive. Et quand en 38, délaissant ses trois heures quotidiennes de piano, il se met à lire la Bible, il n'a pas reçu un choc mais l'impression de savoir ce qu'il savait déjà et qui il était vraiment. "L'élection s'impose là, constate Jean-Luc Marion, et elle fut définitive".

Jean-Luc Marion faisant l’éloge de son prédécesseur, le cardinal Jean-Marie Lustiger
© Brigitte Eymann \/ Académie française

La conversion

Puis vient le temps des épreuves, la guerre, l'arrestation et la déportation de sa mère, le travail en usine. Dans la cathédrale d'Orléans (où plus tard, il sera sacré évêque), il entre. Il ne sait pas que c'est Jeudi Saint et assiste à l'Eucharistie (instituée ce soir-là par le Christ). Il revient le lendemain, Vendredi Saint. L'Eglise est dépouillée de ses ornements. C'est le vide, il ne comprend pas pourquoi. Et Marion d'expliquer : "Il n'y a pas de pathos dans cette conversion. Elle est "liturgique" du Jeudi au Dimanche de la Résurrection. Il n'y eut aucun prosélytisme, c'était une prise directe".

En 50, incorporé dans l'armée française d'occupation, il découvre l'Allemagne d'après-guerre, celle de l'Est, autre voie de totalitarisme et de nihilisme.
Puis, en 58, au cours de son premier pèlerinage à Jérusalem, "seconde conversion" au pied du Mur. Il lui fallait se décider si oui ou non, il adhérait au Christ réssuscité... "L'élection est ratifiée à jamais, dit Marion, Aron devient Jean-Marie".

Le philosophe Marion a longuement enseigné Pascal, il ne manque pas d'évoquer ici cette figure, de même qu'il donne son point de vue sur la fameuse question "peut-on philosopher après Auschwitz ?".

Puis, revenant à Lustiger, il analyse "sa lucidité politique". Lustiger face à la crise de la foi, à la crise de l'Eglise.
Incontestablement, l'évêque d'Orléans, puis le cardinal-archevêque de Paris aura modifié le visage de l'Eglise catholique en France. Avec lui, grâce à lui, "la parole résonne plus clair dans l'espace public" dit Marion.

Pour terminer, Jean-Luc Marion a longuement développé les relations du judaïsme et du christianisme, renouvelant la réflexion sur cette "greffe" pour conclure que tout anti-sémitisme est anti-chrétien.

***

Le discours de réception de Mgr Dagens

Jean-Luc Marion et Monseigneur Claude Dagens
© Brigitte Eymann \/ Académie française

Pour accueillir le nouvel académicien, Mgr Claude Dagens, évêque d'Angoulême, a prononcé un discours chaleureux, invitant d'emblée à admettre que "ce qui nous advient nous dépasse"... Puis il a mentionné les occasions qu'il avait eues de rencontrer Jean-Luc Marion, en 1975, d'abord. Il était jeune prête, Marion était jeune assistant à la Sorbonne et co-fondateur d'une nouvelle revue internationale de théologie "Communio" (souhaitée jadis par le cardinal Daniélou, de l'Académie française, et le cardinal de Lubac, de l'Académie des sciences morales et politiques, inspirée par Urs von Balthazar). Et une autre rencontre avec le philosophe Rémi Brague (récemment élu à l'Académie des sciences morales et politiques) en présence d'un éminent penseur qui n'était autre que Joseph Ratzinger, actuel pape Benoit XVI (lui-même membre associé étranger de l'ASMP). Il a également rappelé tout l'intérêt d'un article de Marion publié dans Communio sur "les pauvres baptisés", la place et le rôle des laïcs dans l'Eglise faisant débat avant le Concile Vatican II). (Consulter nos émissions sur Communio, voir ci-dessous).

Mgr Dagens a évoqué l'influence de deux maîtres sur le jeune Marion au Lycée Condorcet à Paris : le maître en philosophie et celui de lettres. L'un a décidé le jeune homme à consacrer l'essentiel de sa vie à la philosophie, l'autre lui a appris à écrire en français !!! Et l'écriture de Jean-Luc Marion, selon l'avis de Claude Dagens, exprime, expose, son conflit intime, cet élancement, cette tension intérieure, cette in-quiétude.
Mais la philosophie, pour Marion, n'est pas destinée à rester une discipline universitaire mais bien à s'interroger sur les crises de la société. Et aussi, à ne pas éliminer, renoncer, à la question de Dieu dans le contexte de crise.

A Montmartre, grâce à l'abbé Charles, alors recteur de la basilique du Sacré-Coeur, le jeune Marion, comme tant d'autres étudiants, a découvert les Pères de l'Eglise : rencontre féconde que ce "un grand bain d'intelligences chrétiennes" constate Mgr Dagens.

Si Lustiger était un converti, Marion n'en est pas un mais il reste que chercher, penser la question de Dieu demeure central dans sa réflexion, franchissant ainsi la frontière entre philosophie et théologie.

Marion ? Un philosophe catholique qui "pose des questions radicales auxquelles personne n'échappe" résume Claude Dagens. Un philosophe qui creuse des sillons, déblaie des terres nouvelles. Un philosophe engagé d'un engagement qui saisit toute son existence, toute sa carrière (y compris dans son enseignement à Chicago). Un homme qui mène un travail acharné d'exploration, un professeur, un auteur de livres qui paie de sa personne pour "trouver quelques bonnes réponses à des questions inconnues ou trop connues".

Un philosophe qui allie foi et raison (mais l'une autant que l'autre méritent une redéfinition), qui centre, par ses travaux, la philosophie contemporaine sur la question de Dieu et qui entraîne les Catholiques, notamment Français, à réfléchir sur leur rôle au sein de la société civile.

Bref, un philosophe engagé en faveur de la liberté de l'esprit qui utilise la voie de l'argumentation et qui reste sensible à ce qui, en chacun de nous, nous dépasse...

Consulter le site de l'Académie française : www.academie-française.fr

- Publication : les discours sont publiés en un seul ouvrage par les éditions Grasset, 2010.

A écouter également :
- Benoît XVI, cardinal Ratzinger, et la revue Communio avec Jean Duchesne
- Mort d’une idole : Entretien avec Jean-Luc Marion, de l’Académie française
- Jean-Luc Marion : espace public ou sphère privée, quelle place pour la laïcité ?

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