Sept leçons à tirer de la crise grecque

La chronique économique de Philippe Jurgensen

La violente crise financière et de confiance que vient de traverser l’Union européenne à partir des soucis sur la dette grecque a mis en lumière une série de problèmes jusque là moins visibles.
Maintenant qu’une action forte et concertée des gouvernements et de la BCE a enfin permis de ramener un peu de calme sur les marchés, le moment est venu d’essayer de dégager quelques leçons de cette crise.

L'échec de la politique de l'autruche

1°) Le plus évident est que retarder des mesures d’austérité devenues inévitables pour redresser les finances publiques d’un pays c’est, comme on le dit familièrement, « reculer pour mieux sauter ». Si le gouvernement de M. Papaandreou et surtout ses prédécesseurs avaient pris en temps utile des mesures de redressement pour freiner le dérapage des déficits publics (qui ont atteint 14 % du PIB en 2009), ramener les régimes de retraite vers l’équilibre, lutter contre la fraude fiscale, etc., l’addition finale à payer par la population grecque aurait très probablement été moins élevée que ce qui s’avère aujourd’hui nécessaire après tant de tergiversations.

Comme on sait, le gouvernement hellénique a dû relever deux fois de suite la TVA – de quatre points au total –, geler les salaires des fonctionnaires, supprimer les treizième et quatorzième mois versés à eux et aux retraités, réduire les dépenses de fonctionnement, augmenter de 10 % les droits sur le tabac, l’alcool et les carburants, allonger à 40 ans la durée minimale de cotisation pour les retraites, etc. Au lieu de prendre les mesures de rigueur qui apparaissaient déjà nécessaires à l’époque, les gouvernements précédents avaient préféré maquiller les comptes pour dissimuler l’ampleur des dérapages. La tentation de « casser le thermomètre » pour éviter d’avoir à prendre des remèdes désagréables est certes fréquente. Ce type de comportement ne résout évidemment en rien les problèmes ; il les aggrave au contraire : plus on tarde, plus l’addition finale est élevée.

La lenteur des sauveteurs

2°) La même leçon vaut aussi pour les sauveteurs qui se sont « hâtés lentement », beaucoup trop lentement, de voler au secours d’un membre de la zone €uro en difficulté. Les derniers mois ont amplement démontré le danger qu’il y a, pour les sauveteurs, à crier « on arrive » sans venir réellement. Agir ainsi, c’est se décrédibiliser, augmenter à chaque fois les inquiétudes des marchés, et faire grimper d’autant la facture finale. Il aurait sans doute suffi, il y a quelques mois, d’un langage de solidarité ferme et convaincant pour ne pas même avoir à intervenir concrètement. Il y a quelques semaines, des financements limités mais rapidement disponibles auraient sous doute réussi à apaiser les marchés. Cela n’a pas été fait à temps. La facture finale s’élève, du coup, pour la seule aide à la Grèce, à 110 milliards d’€uros (80 milliards par les membres de la zone €uro, et 30 par le FMI).

Il faut admettre que la réticence, principalement du côté allemand, à venir au secours d’un pays qui avait mal géré son économie et de surcroît enjolivé ses comptes, avait quelques raisons d’être. Nos voisins d’outre-Rhin ressentaient très mal le fait d’avoir, eux qui ont fait depuis dix ans des efforts considérables de compression de coûts et de compétitivité, à payer pour d’autres jugés moins courageux. C’est l’éternelle fable de la Cigale et de la Fourmi. On sait aussi que le calendrier politique n’était malheureusement pas favorable, avec les élections qui approchaient dans le Land le plus important d’Allemagne : la Rhénanie du Nord-Westphalie. Mais on ne peut que constater a posteriori que les positions dilatoires de Mme Merkel n’ont pas été payantes : financièrement, la note finale à payer pour l’Allemagne est beaucoup plus élevée que si elle avait accepté plus tôt ce soutien effectif à la Grèce ; et la chancelière a, ce faisant, malgré tout, perdu largement les élections du 9 mai dernier en Rhénanie, et du même coup, la majorité au Bundestag (le Sénat allemand).

Une crise de légitimité

3°) Une troisième leçon qu’on doit malheureusement aussi tirer de la période agitée que nous venons de traverser, c’est que la zone €uro n’est pas encore crédible à 100 %, - et ce, malgré l’excellence de ses dirigeants, à commencer par le président de la Banque Centrale Européenne, Jean-Claude Trichet, et malgré leur attachement (que certains jugent, peut-être à juste titre, excessif) à la rigueur et à la priorité absolues donnée à la stabilité monétaire. On a donc pu voir les marchés, au-delà des inquiétudes sur la dette grecque et sur « l’effet de dominos » qui pourrait toucher d’autres pays comme le Portugal, l’Irlande, l’Espagne, s’attaquer à l’€uro lui-même et jouer notre devise à la baisse ; ils ont continué ces derniers jours. Il s’agit là d’une attitude quelque peu étrange car les concurrents de l’€uro – dollar, livre sterling, yen japonais, etc. – ont des problèmes de déficit public, d’endettement et de rééquilibrage macroéconomique tout aussi sérieux, et même plus préoccupants que la zone €uro prise dans son ensemble. Rappelons simplement que le déficit public américain est à 11 %, le britannique à 12 %, quand celui de la zone €uro n’est qu’à 7 % ; que la balance commerciale et des paiements américaine connaît un déficit abyssal alors que celle de la zone €uro est à peu près équilibrée, et que l’endettement du Japon dépasse 210 % du PIB, c'est-à-dire le triple de l’endettement moyen des pays de notre zone ! Pourquoi donc ce déficit de crédibilité, qui a poussé un économiste de renom comme J.E. Stiglitz, généralement mieux inspiré , à déclarer que « l’avenir de l’€uro sera peut-être limité » ?

- D’abord parce que l’€uro est une monnaie encore jeune : créé en janvier 1999, il n’a qu’un peu plus de onze ans, ce qui est court, comparé à des monnaies centenaires, pour asseoir l’indispensable confiance ;
- Ensuite, la zone €uro est un assemblage encore quelque peu hétéroclite d’économies qui se trouvent dans des situations fort différentes – surtout si certains ont pratiqué quelques arrangements avec la réalité pour pouvoir y entrer ;
- Aussi, parce que la zone €uro n’a pas de gouvernement économique, c'est-à-dire de centre de décision commun en matière budgétaire et fiscale, approche prônée par la France depuis longtemps et que l’Allemagne a été longtemps la première à refuser ;
- Enfin, parce que la zone €uro n’avait pas, jusqu’à dimanche dernier, de mécanisme de solidarité clair entre ses membres ; le Traité de Maastricht interdisait même de manière explicite à la Banque Centrale de renflouer les États-membres.

Or, il faut rappeler les fameuses lois du Prix Nobel d’économie Mundell : pour être solide, une union monétaire nécessite des échanges intenses entre ses membres et une solidarité qui suppose de venir à l’aide des plus faibles en cas de difficulté. Mais la zone €uro ne disposait ni d’un mécanisme de sanction efficace pour prévenir les dérapages budgétaires des États-membres, ni d’un mécanisme de soutien financier permettant d’intervenir rapidement en leur faveur en cas de crise, puisque l’Union européenne a bien un budget commun mais pas de dette fédérale.
Cette situation a changé depuis le 9 mai ; j’y reviendrai.

La spirale médiatico-financière

4°) On doit encore retenir de la crise récente qu’il faut se méfier grandement des emballements des marchés… et parfois de ceux des journalistes !
En ce qui concerne les marchés, nous avons eu du nouveau, après la crise des « subprimes » et de la chute de Lehman Brothers, qui ont conduit à un blocage des échanges interbancaires et à la nécessité d’interventions publiques gigantesques, la démonstration de leur tendance à s’emballer, à s’autoalimenter (la hausse appelle la hausse, la baisse appelle la baisse), à s’enflammer à partir de rumeurs parfois totalement fantaisistes, et à donner libre cours aux spéculations les plus hasardeuses, notamment dans les périodes de tension. De ce constat souvent fait, il faut tirer l’idée qu’un renforcement de la régulation est nécessaire - par exemple interdire ou au moins limiter strictement les ventes à découvert, imposer des délais de réflexion en cas de surchauffe, renforcer les ratios prudentiels, etc. Mais il faut aussi se rappeler, du côté des gouvernements, que lorsqu’on laisse une crise de confiance grandir sans réagir suffisamment tôt, on prend le risque de provoquer un emballement incontrôlable : une fois que l’on a dépassé en quelque sorte un « point de non-retour », les opérateurs ont tendance à ne plus écouter aucun argument rationnel, et il devient très difficile et coûteux de ramener le calme.
Quant aux médias, il est quand même étonnant de constater leur absence de recul. Deux exemples pour l’illustrer :

- La presse fait de gros titres sur la chute de l’€uro, sa fragilité, etc., en oubliant que lorsqu’il atteignait, pour la première fois, ces mêmes cours, il y a à peine plus d’un an, les mêmes commentateurs s’inquiétaient de sa hausse trop forte, qui nuit à la compétitivité et à la croissance en Europe. La vérité, c’est que, même au cours les plus bas atteints ces derniers temps, c'est-à-dire environ 1,23 dollar par €uro, notre monnaie était encore surévaluée – trop forte et non pas trop faible – de quelques 7 % par rapport à sa parité de pouvoir d’achat.
- La deuxième illustration, c’est l’assimilation irréfléchie de la situation de pays aussi différents que le Portugal, l’Espagne, l’Irlande, l’Italie – voire la France pendant qu’on y était ! – à celle de la Grèce. Rappelons simplement, par exemple, que la dette de l’Espagne est, même aujourd’hui, substantiellement inférieure en pourcentage du produit national à celle de l’Allemagne (65 % contre 79 %, prévision pour 2010), et que ce pays était en excédent budgétaire avant le début de la crise économique. L’idée selon laquelle il aurait un besoin urgent d’emprunter 280 Mds de $ (alors que son besoin total d’emprunts extérieurs pour 2010 ne dépasse pas 64 Mds) n’a jamais existé que dans l’imagination, sans doute malintentionnée, d’auteurs de rumeurs…

Le poids des Cassandres

5°) La cinquième leçon à retenir de cette crise est – et je suis loin d’être le seul à le dire – qu’il faut aussi se méfier des agences de notation et des conseilleurs intéressés, comme par exemple les grandes banques d’affaires américaines Goldman Sachs ou Morgan Stanley, très contestées aux États-Unis pour les positions qu’elles auraient prises à l’encontre des intérêts de certains de ses clients, et dont le rôle dans « l’habillage » de la dette grecque est controversé.
En ce qui concerne les agences de notation en tout cas, il est clair qu’elles ont joué dans cette crise le rôle du pompier pyromane, l’aggravant à chaque étape par la dégradation intempestive du « rating » d’États déjà en difficulté. Par exemple, la dégradation brutale de trois crans d’un coup de la dette grecque le 27 avril dernier – mettant ses titres au rang des « obligations pourries » –, a ramené l’estimation de la solvabilité de ce pays au-dessous de celle de l’Ukraine ou de l’Indonésie, ce qui paraît tout de même excessif.

Le zèle des agences de notation pour s’acharner sur des emprunteurs déjà en difficulté n’a d’égal que leur aveuglement dans l’exercice du rôle qui devrait être le leur : celui de prévenir les crises. Elles n’ont en effet aucunement averti les investisseurs de l’aggravation des risques sur les crédits « subprimes » et sur les nombreux montages de CDO et autres SPV qui les enrobaient, ni sur les risques de faillite de Lehman Brothers ou d’AIG. Elles n’ont pas non plus averti à l’avance du dérapage des risques souverains, maintenant sans broncher des notations élevées (et donc des primes de risque faibles pour les investisseurs) à des États connaissant déjà depuis longtemps des problèmes structurels de déficit budgétaire ou extérieur, source d’inévitables difficultés à long terme. Il est plaisant, par exemple, de voir Moody’s annoncer – le 5 mai dernier, en pleine crise et aggravant celle-ci – qu’il y a une « très forte probabilité de dégradation d’ici à trois mois d’un ou deux crans de la dette du Portugal » – je cite – « en raison de la récente détérioration des finances publiques… », alors que cette dégradation était connue bien avant et n’avait pas jusqu’alors amené les agences de notation à réagir.

Ces erreurs de jugement sont d’autant plus choquantes qu’elles pourraient bien être dues, en ce qui concerne les dettes du secteur privé, à la situation ambiguë des agences qui ont conseillé le montage de certains produits toxiques auxquels elles ont ensuite, en tant que notateurs, attribué les ratings les plus élevés. Cette confusion des rôles est inacceptable. Le mode de rémunération des agences de notation pose aussi problème, puisqu’elles sont financées par les entreprises qu’elles évaluent et non plus, comme c’était le cas à l’origine, par les investisseurs qui vont utiliser ces notations. Les gouvernements ont pris conscience de ces anomalies, et, notamment en Europe, entrepris de soumettre les agences à un certain contrôle des superviseurs des marchés financiers. On ne peut qu’espérer que des mesures complémentaires seront prises.

Bonnes résolutions

6°) Mon sixième point sera qu’une fois la crise passée, il faut, en matière de gestion économique, en revenir aux fondamentaux : d’une part, chaque pays doit faire les plus grands efforts pour améliorer sa compétitivité sur les marchés extérieurs ; c’est ce qu’a fait l’Allemagne avec beaucoup de résolution depuis dix ans, en comprimant ses coûts de revient mais aussi en investissant dans l’innovation ; d’autres pays, dont le nôtre, ont laissé déraper leur compétitivité et perdu des parts de marché.
D’autre part, il faut consentir les réformes de structure indispensables dans le domaine budgétaire, fiscal, dans celui des retraites et de la santé et dans l’élimination des « chasses gardées » professionnelles comme l’ont demandé, en France, les Commissions Attali et Juppé/Rocard. Il serait très souhaitable à cet égard que les dirigeants politiques des pays européens aient le courage d’écarter les arguments des « petits malins » politiques (souvent plus petits que malins) selon lesquels il serait impératif d’attendre que telle ou telle élection soit passée pour agir. C’est en effet la recette de l’immobilisme, car on se trouve pratiquement toujours, dans nos démocraties, en année électorale ou pré-électorale !

Un nouveau départ ?

7°) Dernière leçon, plus optimiste : d’un mal peut sortir un bien.
La crise violente que l’Union Européenne, et plus spécialement la zone €uro, vient de traverser, a amené les gouvernements jusque là les plus réticents à accepter de véritables progrès de la construction européenne.
En effet, il a été décidé d’améliorer la « gouvernance économique » de la zone tant par une action préventive, c'est-à-dire en coordonnant plus étroitement les politiques budgétaires que par une action dissuasive, c'est-à-dire en renforçant les sanctions en cas de non-respect du Pacte de stabilité et de croissance. On sait que ce pacte prévoyait déjà des sanctions financières mais que l’Allemagne et la France ont été les premières à réclamer qu’elles ne soient pas mises en œuvre lorsqu’elles ont-elles-mêmes dérapé (en 2003) par rapport au plafond (de 3 % de déficit) fixé par le pacte.

Un deuxième progrès significatif est l’accord obtenu pour mettre en place l’équivalent d’un Fonds monétaire européen. Jusqu’à présent, l’Union européenne pouvait, paradoxalement, intervenir (dans la limite de 50 Mds d’€uros) pour soutenir des États connaissant des difficultés temporaires, mais seulement en faveur de pays non-membres de la zone €uro ! Se fondant sur l’article 122 du Traité, les États-membres ont désormais admis que ce système de soutien pourrait jouer aussi – à hauteur de 60 milliards d’€uros – en faveur des membres de la zone. De plus, s’ils n’ont pas encore formellement accepté de doter l’Union (aux côtés de son budget communautaire qui ne représente qu’un peu plus de 1 % du PIB des membres) d’une dette fédérale, ils ont fait un grand pas en ce sens en montant un système de garanties d’emprunt à hauteur de 440 millions €uros afin d’apporter un complément de ressources aux pays de la zone €uro connaissant des difficultés exceptionnelles, dues non à des dérapages internes mais à des pressions extérieures. C’est ce système qui sera mis en œuvre pour soutenir l’Espagne et le Portugal si nécessaire.

Enfin, la Banque Centrale Européenne a elle-même levé un tabou : elle a non seulement accepté (comme elle l’avait déjà fait dans la crise des « subprimes ») d’apporter généreusement des liquidités aux banques en période de tension et de prendre en garantie collatérale les obligations souveraines, même d’États mal notés ; mais surtout, elle a décidé d’acheter elle-même sur les marchés ces obligations d’États en difficulté, et ce malgré le principe de non renflouement des États membres par la BCE posé dès l’origine à la demande instante des Allemands. Ces opérations de rachat, qui se sont concrétisées immédiatement et ont fortement contribué à calmer les marchés, n’impliquent pas pour autant un dérapage inflationniste, puisque la BCE en « stérilisera » les effets par la reprise de liquidités sur les marchés. Elle constitue néanmoins un pas important vers un renforcement de la solidarité entre les membres de la zone €uro, et donc un progrès vers une Union monétaire plus complète et plus conforme aux lois de Mundell que j’ai rappelées il y a un moment.

Nos auditeurs constateront que la crise que nous venons de traverser apporte une riche moisson d’idées et de situations nouvelles. J’ajouterai que, décidément, beaucoup des leçons qui viennent d’être dégagées valent aussi pour notre propre pays.

Philippe Jurgensen

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