Au sujet du livre Jules Verne, l’enchantement du monde par Jean-Paul Dekiss et Michel Serres

Les "sept choses que j’aimerais vous dire" par Jacques Paugam
Avec Jacques Paugam
journaliste

Le livre de Jean-Paul Dekiss et Michel Serres, de l’Académie française Jules Verne, l’enchantement du monde est ici commenté en "sept choses que j’aimerais vous dire" par Jacques Paugam... des choses qui font voler en éclat les lieux communs répandus sur Jules Verne et son œuvre, écrivain-créateur qui fut en quelque sorte le passeur entre la science et la société de son époque. Michel Serres dévoile aussi des convictions personnelles, évoquant à la fois, la mer, l’ordinateur et l’Académie !

Émission proposée par : Jacques Paugam
Référence : pag826
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J’aimerais si vous le voulez bien vous dire 7 choses à propos du livre que Michel Serres vient de publier dans la collection poche Le Pommier sous le titre « Jules Verne, l’enchantement du monde ». Il s’agit d’une nouvelle version d’une conversation éditée en 2002-2003 dans la revue Jules Verne, avec Jean-Paul Dekiss fondateur de cette revue et de la maison de Jules Verne à Amiens.

1- Jules Verne et la science
La première chose que j’aimerais vous dire concerne la démarche de Jules Verne par rapport à la science et comment Michel Serres explique que Jules Verne est avant tout un vulgarisateur passionné. Jules Verne écrit dans les 40 dernières années du 19ème siècle. La connaissance de la terre s’achève, finitude d’une planète. Alors Jules Verne assure le relais. Comme la terre est finie, on part visiter la lune. Le projet est d’envergure. Jules Verne veut associer la découverte de l’étendue spatiale et une encyclopédie globale. Les Voyages Extraordinaires nourrissent l’ambition de les parcourir en entier. Le monde global, le savoir intégral. Mais l’imagination chez lui se situe sur le plan des intrigues et des décors, non sur celui de l’anticipation scientifique. Il n'y a pas de science-fiction chez Jules Verne dit Michel Serres. Plus encore, la science date de son époque. Ou plutôt d’avant son époque : la mécanique céleste dans « De la terre à la lune » ; la biologie dans « 20 000 lieux sous les mers » ; la géologie dans « Voyage au centre de la terre » ; ou encore la géographie dans « Les enfants du capitaine Grant ». Quoique Jules Verne écrive pendant les quatre dernières décennies du 19ème siècle, il récite la science des générations précédentes dont Auguste Comte fit le bilan dans les années 1840. Ce que l’on sait encore moins de cette période d’explosion scientifique c’est que les positivistes n’avaient pas nécessairement une vision optimiste de l’avenir. N’excluant même pas l’idée de décadence. Ainsi Jules Verne calque l’histoire, l’évolution des sociétés ou même l’évolution de la science sur les lois de la thermodynamique si importante à son époque. A l’idée de progrès, il associe la nouvelle idée d’entropie. Dans les années 1880, après Mayer, certains disent le monde et l’histoire soumis à l’entropie croissante. Les hommes et le monde mourront de froid, disait-on, en raison de la dégradation de l’énergie. Jules Verne n’est donc pas un optimiste invétéré quant à l’avenir de notre planète. Loin de là. Il suffit d’observer la conclusion qu’il a donnée à l’ensemble de son œuvre avec l’éternel Adam. On y découvre que tous les progrès que l’on a pu promouvoir au point de vue social, économique, technique et politique, mènent à une progression rapide et brutale ou lente et continue qui ramènent l’humanité globale à son point de départ.

2- Les relations science-culture. La deuxième chose que j’aimerais vous dire à propos de ce livre, c’est combien Michel Serres insiste sur la dégradation des relations science et culture, science et société, savoir et société, depuis quelques décennies par rapport au temps de Jules Verne. Jules Verne avait réussi l’interface science-société. Aujourd’hui les forces sociales se retournent contre la science et ne travaillent plus avec elle. Ceci est l’un des aspects d’un changement brutal de société ; ce que Michel Serres appelle le « tremblement de terre mondial, vital, culturel et social de la seconde moitié du 20eme siècle ». Depuis les années 1970 « nous avons changé de monde et mieux encore de connaissance du monde ». Et ceci est d’autant plus important que la plupart des problèmes scientifiques deviennent des problèmes de société. « Une sorte d’inquisition obscure multiplie les condamnations » affirme Michel Serres. C’est là où l’on aurait besoin d’autres intermédiaires que philosophes ou historiens des sciences. Ils occupent mal cette interface. La littérature seule, romans, récits, histoires, aventures, remplit cette place et il regrette le manque de nouveaux Jules Verne. « Je me plains parfois de ce qu’aujourd’hui il n’y ait pas un équivalent de Jules Verne et l’on ne voit plus paraître ce type de récits entre la science et le grand public.

3-La Femme et le rebelle La troisième chose que j’aimerais vous dire, c’est qu’en plusieurs points Michel Serres apporte un éclairage nouveau sur Jules Verne, son œuvre et son audience. Sur un plan anecdotique, on découvre ainsi que Staline était un lecteur attentif de cet écrivain. Plus sérieusement, Michel Serres met en avant la place de la femme dans son œuvre. Elle est toujours l’héroïne principale des voyages et leur clef. L’œuvre de Verne est un hymne à la délivrance du désir. Et de citer par exemple la relation de Phileas Fogg avec cette hindoue qu’il épousera et l’histoire d’amour de Michel Strogoff avec Nadia. La femme est présente dans 34 des Voyages Extraordinaires sur 62. Pas étonnant quand on sait que Jules Verne a fui Nantes, sa ville natale, parce qu’on lui refusait à lui, le poète, la main de celle qu’il aimait, une jeune fille de la bourgeoisie locale. Michel Serres insiste, par ailleurs, sur la défiance à l’encontre de l’autorité politique. D’où tant de récits où le héros se révolte contre l’autorité abusive, l’impérialisme britannique aux Indes par exemple. On pense à la figure emblématique du capitaine Nemo. A son sujet Michel Serres ne va pas par quatre chemins : le capitaine Nemo se nomme et se conduit comme un véritable terroriste ». Prototype de l’anarchiste invisible, il se bat contre l’écrasement par une puissance coloniale de sa propre maison, de sa propre nation d’origine, de l’Inde.

4- Un triple enchantement La quatrième chose, c’est l’importance accordée à l’aspect mystique et religieux dans l’œuvre de Jules Verne. Ses romans les plus réussis s’achèvent sur ce plan. Prenons l’exemple particulièrement significatif des Indes noires. A la fin, dit Michel Serres, ce récit de voyage et de sciences humaines, se transmute soudain en une initiation platonicienne vers la connaissance vraie hors de la caverne ou un romain mystique de la découverte de la lumière. Pour Michel Serres cela constitue bien les trois ingrédients qui composent l’enchantement de la lecture de Jules Verne. Jules Verne exprime triplement l’enchantement du monde : « comme les miens ses yeux et son corps s’enchantent d’abord de la beauté du monde, le savoir le rend plus beau encore, la troisième élévation concerne la rencontre mythologique ou religieuse. Le monde éclate tellement de miracles, que seul un récit fabuleux peut les relater. Mieux les chanter. »

5-Hymne à la mer La cinquième chose que j’aimerais vous dire c’est comment Michel Serres fait ici l’aveu de certains éléments personnels de parenté avec l’auteur de « 20 000 lieux sous les mers ». Bien entendu il rappelle l’influence de Jules Verne exercée sur tant et tant de lecteurs. « Dans la formation de ma génération Jules Verne compta parmi nos grands instituteurs, l’un de ceux qui nous firent passer de l’enfance à l’âge mûr ». Michel Serres devient même lyrique lorsqu’il ajoute « Les voyages extraordinaires furent à la jeunesse de quelques générations ce que dut être l’Odyssée à la jeunesse grecque. » Vient ensuite ce constat personnel, « Jules Verne m’a augmenté. La chose seule que je puisse dire avec autorité sur lui c’est qu’il a été pour moi un auteur. De la lecture de ses livres je suis sorti grandi, adulte et enthousiaste de la merveille du monde. » Il faut dire que non seulement Michel Serres a toujours voyagé avec passion mais comme Jules Verne c’est un homme de la mer. On oublie parfois que Jules verne a navigué pendant 18 ans. On oublie aussi souvent que Michel Serres est officier de marine. Il sait ce qu’est une mer en furie. L’expérience de Joseph Conrad et le typhon, il l’a partagée à sa manière. « Autour de mes 20 ans j’ai vécu la même expérience, 6 jours sur une mer à force 10 dans un bateau en perdition. L’amirauté nous porta disparus ». Ce qui ne l’empêche pas d’exprimer sa reconnaissance à la mer : « la mer réunit ce que les continents séparent ».

6- Vive l'ordinateur ! Ma sixième réflexion concerne le moyen que Michel Serres a choisi pour s’offrir un substitut aux récits extraordinaires de Jules Verne et partir à la recherche de toutes les richesses et potentialités intellectuelles de notre monde. Michel Serres se livre ici à un hymne passionné à l’usage raisonné de l’ordinateur. « Mon ordinateur, maison dans laquelle j’habite, objet favori, concentré de mes relations et de mes fonctions, bref ma tête et monde. L’écran de mon ordinateur voilà le hublot de Nemo ».

7- Et l'Académie ? Septièmet et dernière chose que j’aimerais vous dire : elle a trait aux confidences de Michel Serres concernant ses relations avec l’Académie française. D’abord sur les conditions dans lesquelles il y est entré, il a commencé par refuser de s’y présenter puis « comme j’ai pris, dit-il, la direction du corpus des philosophes en langue française, la disposition d’une bibliothèque me devenait précieuse ainsi que l’appui de l’Académie ». Michel Serres parle avec beaucoup d’humour du plaisir qu’il prend en présence d’autres académiciens : « J’y rencontre des gens charmants qui à leur âge oublient volontiers les rapports de concurrence, de plus l’expérience d’une jeunesse conservée grâce à l’intelligence rafraîchie, une certaine vieillesse advient vite lorsqu’on ne travaille pas intellectuellement ». Mais au-delà des convenances personnelles Michel Serres insiste sur le rôle de l’Académie dans l’univers culturel. Elle est une sorte d’antidote à l’université. « L’université me paraît responsable de l’épuisement de la créativité. Elle interdit le seul acte intellectuel valable : l’invention. » Face à elle l’Académie française réunit en principe 40 créateurs littéraires, tandis que l’université propage des modèles anti créatifs, « Voilà pourquoi l’Académie reste un lieu anti universitaire comme lors de sa fondation ». On comprend alors d’autant plus qu’il réponde à la question « Qu’est ce que l’Académie française pour un Académicien ? »
« Un monument national ».

Rappelons que Michel Serres a été reçu à l’Académie française le 31 janvier 1991.

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