La théorie du gender ou du genre : indifférenciation ou confusion ?

Entretien avec le philosophe Jean-François Mattei, invité de Damien Le Guay
Jean-François MATTEI
Avec Jean-François MATTEI
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

La théorie du gender (ou du genre) est à la mode. Elle sera désormais enseignée en SVT, en classe de première à partir de la rentrée scolaire de septembre 2011. Bien des débats ont été organisés, souvent loin de l’attention des journaux. Des questions se posent. Un effort de compréhension est nécessaire. Nous avons demandé à Jean-François Mattei, philosophe, d’éclairer notre lanterne. D’où vient cette théorie ? Que signifie-t-elle ? Qu’implique-t-elle ? Suppose-t-elle plus de clarté ou plus de confusion dans la détermination sexuelle des adolescents ?

_ Le programme de biologie au lycée intègrera pour l’année 2011-2012 un chapitre intitulé « Devenir homme et femme ». Une initiative qui soulève de nombreuses interrogations dans le monde de l’enseignement, et dans la société en générale. Quelle est donc cette théorie du Gender qui fait couler tant d’encre ?

« La confusion des genres »

L’article de Jean-François Mattei (paru dans le Figaro du 16 juin 2011), reprend bien les éléments essentiels des Gender Studies – représentés par Judith Butler. Cette théorie vise en effet à neutraliser les genres, et en premier lieu les genres grammaticaux. En effet, le terme « Gender » renvoie, dans la langue anglo-saxonne, au genre grammatical et non pas sexuel. La forme neutre existe déjà en anglais en témoigne le « it » (cela) désignant les fœtus. Cette forme n’implique aucune connotation péjorative, elle permet juste une indifférenciation, ce que les francophones ne pratiquent pas.

La philosophe Judith Butler

À première vue cette théorie, quoique révolutionnaire pour la langue de Molière, n’a donc rien de polémique. Les choses se corsent lorsqu’on étend cette idéologie à une sphère plus large. Car supprimer la différenciation homme / femme dans la langue, entraînerait une modification des mœurs, une indifférenciation des genres au sein même de la société. C’est en tout cas ce qu’espèrent Judith Butler et ses coreligionnaires. Et, notons le bien, nous parlons ici de genre, une notion qui, selon les défenseurs des Gender Studies, est tout bonnement culturelle ; le terme sexe ne renvoyant qu’à un fait biologique incontestable mais en aucun cas déterminant. Ainsi la tyrannie du masculin, « inégalité naturaliste », qui régit notre grammaire soumise à la biologie et sous-tend nos rapports sociaux, cèderait la place à une « égalité culturaliste ». La nature ne déterminerait plus la culture.

Cette pensée n’est pas inédite, Simone de Beauvoir disait déjà : « On ne naît pas femme, on le devient ». Seulement Judith Butler va plus loin et précise : « On n’est pas femme, on le devient ». Et Lise Eliot, neuroscientifique américaine de préciser : « Malgré tout ce que l’on peut lire dans les magazines, les neuroscientifiques n’ont pas une idée arrêtée de ce qui est mâle ou femelle dans le cerveau humain. Peu de structures diffèrent ». D’ailleurs, ni la Commission spécialisée des lycées, ni le Conseil supérieur de l’éducation n’ont protesté lors de l’ajout de cette théorie dans le programme des lycéens en juillet 2010. Le Ministère de l’Education Nationale lui-même ne souhaite pas entrer dans cette polémique et justifie son choix par la volonté de d’offrir une éducation sexuelle plus complète aux lycéens.

Réforme des programmes, réforme des cultures

Cependant Jean-François Mattei apporte quelques éléments destinés à nuancer les bienfaits annoncés par la théorie des genres. En effet, effacer toute distinction sexuelle au sein de nos sociétés reviendrait à effacer la distinction première, celle qui détermine certes nos rapports sociaux, mais qui nourrit aussi notre pensée et notre culture. Rappelons-nous les Pythagoriciens et ce que nous en disait Aristote, de leur manière de classer des éléments opposés. La base de leur réflexion reposait sur la dialectique entre le Bien et le Mal, la gauche et la droite, le haut et le bas, mais surtout entre l’homme et la femme. Supprimer cette opposition première risquerait de conduire à la disparition des autres antagonismes, nous plongeant ainsi dans un monde de neutralité. Ce serait la fin de la logique humaniste, occidentale. En ceci, les défenseurs des Gender Studies, s’inscrivent dans la continuité de la French Theory – illustrée par Michel Foucault et surtout Jacques Derrida. Ce dernier en appelait à la fin des oppositions métaphysiques, à la destruction du « Logocentrisme » qui n’est autre qu’un « Eurocentrisme ».

Qui plus est, ce monde inédit, neutre, implique un danger encore plus grand : la disparition de l’altérité. Rappelons-nous ces mots de Jean-Paul Sartre : « L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi ». Certes une idéologie pourrait dépasser une loi, semble-t-il, intrinsèque à la nature, à savoir la réalité d’une distinction sexuelle. Mais la neutralité culturelle, poussée à son paroxysme dans l’indifférenciation, pourrait bien être un frein à l’auto-détermination de soi, du sujet, des personnes. Situation assez paradoxale quand on sait que la théorie des genres a pour but de favoriser la détermination des personnes par elles-mêmes. C’est pourquoi Jean-François Mattei semble se méfier d’une trop grande application des préceptes prônés par les Gender Studies. Il nous confie, non sans une grande inquiétude, que si cette idéologie allait jusqu’au bout de ce qu’elle prône : « Je crois que toute la culture s’effondrerait ».

Jean-François Mattéi

À propos du philosophe Jean-François Mattei :

- Fonctions universitaires :
-*Membre de l'Institut universitaire de France : élu en 1996 puis réélu en 2002.
-*Membre du Bureau de l'IUF depuis 1998
-*Membre du Comité d'Éthique du CIRAD (Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement) présidé par le Professeur Hubert CURIEN, Ancien Ministre de la Recherche, depuis 2000
-*Expert en Philosophie et en sciences humaine pour le COFECUB (Comité Français d'Évaluation de la Coopération Universitaire avec le Brésil) depuis 1999 et Chargé de mission au Brésil.
-*Professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis depuis octobre 1980. -Directeur du département de Philosophie de 1984 à 1988
-*Directeur du Master de la formation doctorale " Philosophie et Histoire des Idées " (CNRS : UMR 6045) de l'Université de Nice depuis 1995
Chargé de cours à l'Institut d'Études Politiques d'Aix-en-Provence depuis 1973
-*Professeur associé à l'université Laval (Québec) depuis 2003
-*Professeur invité à l'université de Marmara (Istambul) depuis 1991
-*Professeur en mission à l'Université de Polynésie Française pour l'enseignement annuel de Philosophie de l'éducation depuis 1987

- Fonctions administratives :
-*Conseiller auprès du Ministre de l'Éducation nationale en 1993-1994 au Cabinet de M. François Bayrou. Chargé des dossiers : philosophie de l'éducation ; nouvelles technologies éducatives ; francophonie ; rénovation du Bulletin Officiel (B. O.)
-*Membre de l'Académie Européenne Interdisciplinaire des Sciences depuis 1996

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