Le bureau et ses multiples acceptions

Mot pour mot, la rubrique de Jean Pruvost
Avec Jean Pruvost
journaliste

« Un moine en bureau dans son bureau, comptait des pièces sur le bureau de son bureau ». Une phrase farfelue que décrypte Jean Pruvost, lexicologue de son état, savant dont le bureau est rempli de dictionnaires !

Émission proposée par : Jean Pruvost
Référence : mots595
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_ La devinette : mon premier mot est un adjectif numéral ; mon deuxième mot désigne un objet et une pièce souvent réunis. Mon tout est très secret et a désigné un organisme qui n’existe plus mais qui fut très efficace en temps de guerre.

Un mot, ici le deuxième, désignant à la fois un objet et une pièce, c’est le bureau qui au demeurant désigne aussi l’immeuble ainsi que les gens responsables d’une entreprise. Et puisqu’il est précédé d’un adjectif numéral, on devine aisément qu’il s’agit du deuxième bureau, c’est-à-dire le Service de la recherche des renseignements secrets sur les opérations de l’ennemi.

Menons tout d’abord l’enquête sur le mot bureau, parce qu’en faire sa filature étymologique ne manque pas de rebondissement. Il faut en réalité remonter à un mot latin populaire, la « bura », qui désignait une étoffe grossière de laine brune, lourde et rêche. Cette étoffe a très tôt bénéficié du diminutif « -eau » en devenant donc le bureau, une petite bure, comme le chevreau est une petite chèvre. Lorsque dans son testament, Villon évoque la pauvreté en essayant de la présenter sous un jour consolant, « Mieux vaut vivre sous gros bureau Pauvre, qu’avoir été seigneur, Et pourrir sous riche tombeau », il ne faut pas se tromper de sens. On devine bien en effet qu’il ne s’agit pas d’un malade mental qui aurait choisi de vivre sous un bureau, comme dans un tonneau, mais tout simplement d’un pauvre portant la bure, le bureau, c’est-à-dire cette étoffe rude d’ailleurs portée par les moines, qui en font presque un symbole. Et Barrès en joue poétiquement dans la Colline inspirée lorsqu’il met en scène une religieuse, qui, écrit-il, révèle « des formes gracieuses sous la bure épaisse de sa robe ».

Le bureau du roi à Versailles

Alors comment est-on passé de la toile de bure, le bureau, au meuble de bois, puis à la pièce et son immeuble ? Tout simplement, parce qu’on prit très tôt l’habitude de recouvrir de cette étoffe presque rigide les tables sur lesquelles on voulait écrire, tout spécialement lorsqu’on y faisait des comptes. Bernard Galey, dans les Étymojolies, rappelle au passage qu’on comptait souvent avec des jetons et que pour éviter qu’ils rebondissent la toile de bure était bienvenue. Le président de la cour d’un tribunal bénéficiait d’une toile de bure verte pour recouvrir la table sur laquelle étaient posées les pièces à conviction. De là aussi, le caractère souvent prestigieux de la couleur verte pour recouvrir des tables dévolues à des prestations culturellement élevées : la nappe blanche pour le repas, l’étoffe verte pour les conférences !
C’est évidemment par enchaînements successifs, de proche en proche et du contenu au contenant, que du tissu recouvrant le meuble on est passé au meuble lui-même avec ses tiroirs, puis du meuble à la pièce dans laquelle il se trouve et à l’immeuble rassemblant les instances décisionnelles.

George W. Bush et Barack Obama dans le fameux Bureau ovale

Comme le bureau est en général un lieu sérieux, voire savant, on a également pris l’habitude au XVIIIe siècle d’évoquer ironiquement les « bureaux d’esprit » pour désigner les lieux où l’on se retrouvait pour faire preuve d’esprit. Edmond Rostand fait ainsi dire à Cyrano de Bergerac parlant d’une de ces personnes délicates, qu’elle tenait « bureau dans son réduit, on y lit un discours sur le tendre aujourd’hui »… N’oublions pas non plus le « bureau des pleurs » le lieu où l’on vient se plaindre. Enfin pour revenir au Deuxième bureau, celui qui venait après le Bureau d’état major, que faut-il comprendre quand dans des pays francophones d’Afrique, un homme vous dit qu’il sera cette après-midi à son deuxième bureau ? Tout simplement qu’il est chez sa maîtresse. En gros, faites l’amour pas la guerre !

Jean Pruvost

Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise et où il enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire.

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