1911-2011 : 100 ans de fouilles de l’Ecole française d’Athènes à Thasos 1/2

Avec Olivier Picard, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
Olivier PICARD
Avec Olivier PICARD
Membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

Lors du colloque Un siècle de fouilles de l’École française d’Athènes à Thasos, organisé à l’Institut le 24 juin 2011 par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’helléniste numismate et archéologue Olivier Picard, membre de cette Académie, a donné une communication dont l’intitulé était Comment écrire l’histoire de Thasos ? L’apport de la monnaie.

Avant de faire de l'histoire, un détour par la géographie n'est sans doute pas inutile. Thasos est à la fois une île et une cité grecque. Bernard Holtzmann, ancien membre de l'Ecole française d'Athènes (EfA), la décrit ainsi :

«Île presque ronde et montagneuse (1 203 m au mont Hypsarion), isolée en face de la côte thrace, près de l'embouchure du Nestos, Thasos est, à l'échelle de la mer Égée, une entité géographique importante par sa superficie (398 km2) et ses ressources naturelles : minerais, marbres, bois de charpente, vigne. Rien d'étonnant dès lors à ce que les Grecs aient pris possession de ce point stratégique aux confins du monde barbare. La cité qui s'y est installée au début du VIIe siècle av. J.-C. est rapidement devenue si prospère que, sans jamais parvenir au premier plan politiquement, elle a joué un rôle notable dans l'économie et la civilisation du monde grec. Les fouilles qu'y mène depuis 1911 l'École française d'Athènes révèlent dans toute sa diversité la vitalité de cette cité grecque moyenne, plus entreprenante qu'ambitieuse.» (Encyclopédie Universalis)

Thasos est à l’extrême nord de la mer Egée, en face de la côte thrace

Thasos était certes la plus grande cité de la Grèce du Nord, sise en face du continent thrace, y fondant des comptoirs. Mais aussi grande fût-elle, elle est demeurée dans l’ombre des phares qu'étaient Athènes puis le royaume de Macédoine, au point de vue des sources historiques.

A partir de la monnaie, Olivier Picard explore dans son exposé la politique de Thasos vis-à-vis de ses voisins, dont Athènes. Le passage qui suit a trait aux relations entre les deux cités, après la capitulation de Thasos, en 463 av. J.-C. Le contexte historique est le suivant : Thasos, assiégée depuis 465 av. J.-C., dépose les armes devant Athènes qui mettait ainsi la main sur les mines de la région pangéenne, contrôlées jusqu'alors par sa rivale.

Athènes-Thasos : cités rivales

«La capitulation de 463 a des effets importants sur le monnayage, comme dans toute la région où les peuples thraces cessent de frapper monnaie. Thasos garde les mêmes types, en changeant seulement le dessin de la main de la nymphe, dont tous les doigts sont maintenant dessinés, ce qui était une manière d’indiquer que le poids du statère avait été réduit à 8,60 g. Cette réduction en faisait l’équivalent d’un didrachme attique et permettait donc un paiement facile de l’indemnité de guerre et du tribut. Aucune fraction ne peut être rattachée à ce groupe. Ces monnaies ne voyagent plus vers l’Empire perse.

En revanche, elles constituent plusieurs trésors enfouis en Thrace, au Nord de l’Épire thasienne, dans la haute vallée de la Maritsa (Ebros), entre Plovdiv et Sofia : c’est là qu’a été construite la ville fortifiée de Pistiros, où la présence de Thasiens se manifeste dans les amphores à vin, dans les monnaies, dans le développement de l’architecture. La charte de Pistiros, vers 360, met en évidence le rôle des marchands thasiens, qui y ont une activité bancaire : ils prêtent notamment de l’argent au dynaste et aux Thraces. Au contraire les chouettes sont totalement absentes du pays.

C’est dans cette région que je placerais une importante mutation de la monnaie : vraisemblablement lors de la guerre du Péloponnèse qui a dû accroître les échanges avec les Grecs, les statères thasiens sont complétés par des imitations thraces, aux mêmes types, mais dont le poids, l’aloi et la qualité stylistique déclinent très vite. C’est désormais le monnayage prédominant dans le pays jusqu’à l’intervention de Philippe II de Macédoine. L’imitation est une pratique monétaire encore mal étudiée : elle implique que l’autorité émettrice a besoin de numéraire qu’elle frappe pour ses dépenses, mais qu’elle n’éprouve pas le besoin de manifester son identité sur ses pièces et qu’elle préfère employer un ersatz du monnayage dominant dans la région.

Trois zones monétaires se succèdent donc du Sud au Nord : entre l’île de Thasos qui adapte sa monnaie à l’étalon attique pour payer tribut, et les régions purement thrace au Nord qui sont ouvertes aux entreprises thasiennes, l’Épire thasienne est la plus mal connue : ce devait être un assemblage hétéroclite de territoires divers, depuis les anciens comptoirs dont certains, Néapolis et Galepsos, sont taxés à part par Athènes et s’affirment comme des cités, d’anciens domaines miniers perses occupés après 479, comme la fameuse chôra Datou, des cantons dont nous en savons rien, où, en particulier dans le massif de la Lékané, l’attrait des métaux précieux devait attirer de nombreux chercheurs d’or.

Les revenus de la région et des mines revenaient in fine aux Athéniens, tandis que Thasos prétendait –cela nous sera confirmé–en garder la souveraineté. Mais quid de l’administration ? Et peut-on prétendre dominer un territoire dont les revenus vous échappent ? Quoiqu’il en soit, lorsque Thasos cherche, à partir de 410, à réaffirmer son autorité sur son en en Épire, elle rencontre de très vives résistances, dont témoigne la seconde loi sur la dénonciation,et subit des échecs, notamment contre Néapolis qui rejette avec éclat tout lien avec son ancienne métropole.

La défaite d’Athènes en Sicile avait radicalement changé la situation. Les aristocrates thasiens réinstallés au pouvoir rompent avec Athènes en 411 et la cité, qui récupère ses revenus, essaye de renouer avec ses ambitions impérialistes d’avant 465 et recommence aussitôt à frapper monnaie et. Celle-ci se signale par un nouveau dessin de la main de la ménade, qui a donné naissance, au XIXe s., à l’amusant roman de la « nymphe consentante » : alors que la gesticulation de la nymphe sur les statères du 1er groupe manifesterait sa résistance à la violence du silène, « l’attitude détendue de son corps et la position de son bras droit » indiquerait qu’« elle paraît accepter volontiers son sort ».

Il faut y renoncer : le dessin de la main n’est en fait que le signe utilisé par la cité pour indiquer aux hommes d’argent que la monnaie de la cité entrait dans une phase nouvelle. Le graveur, dont le style garantit l’unité du groupe, est un artiste d’une qualité exceptionnelle, qui joue de sa virtuosité notamment dans le rendu des corps présentés de trois-quarts face ou dos : certaines trités et une émission d’hémihecté en apportent une manifestation éclatante.

Ce 3e groupe se caractérise par le très grand nombre des fractions, en particulier des hémihectés (leur nom est assuré par une inscription), au type du silène courant, qui tient maintenant un canthare. Pour la première fois, apparaît un type de revers, une amphore certainement utilisée dans le culte dionysiaque, encadrée par l’ethnique QAS-IWN. En revanche les statères sont peu nombreux.

Comme chaque fois qu’intervient une modification dans la politique monétaire, la zone de circulation change : des hémihectés sont parvenus à Pistiros, mais la grande majorité de ces pièces ont été trouvées plus au Sud, dans la haute vallée du Strymon et près de la côte, notamment à Drama, au contact de l’Épire thasienne et du pays thrace. (...)

Mais un point est sûr, ces monnaies circulent en bordure de la pérée thasienne jusque très avant dans le IVe siècle, vers 360, à un moment où ces monnaies ne sont plus frappées et n’ont plus cours à Thasos, tandis que les nouvelles monnaies thasiennes ne se trouvent pas en pays thrace. Cette différence entre la situation monétaire dans l’île et sur continent éclaire d’un jour particulier ce qui fut sans doute l’épisode le plus grave de l’histoire thasienne, la perte de son Épire.»

Pour en savoir plus

- Olivier Picard, né en 1940, a été élu membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres le 24 avril 2009, au fauteuil de François Chamoux. Helléniste, il est spécialiste de numismatique et membre de la Société française de numismatique. Ancien directeur de l'Ecole française d'Athènes, il a participé à de nombreuses campagnes de fouilles sur les sites de Thasos et de Latô. Il est aussi codirecteur de la Revue Numismatique et de la Revue des Études grecques.

- Le site de l’École française d'Athènes.

- Y. Grandjean et F. Salviat dir., Guide de Thasos, École française d'Athènes, diffusion De Boccard, Paris, 1999.

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