Les combats de Pierre Nora, de l’Académie française : historien public

Réflexions sur le sens de l’histoire
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Pierre Nora occupe à la fois une position d’acteur et d’observateur de la vie intellectuelle française depuis près de 45 ans. Autant dire un pan de notre histoire pour lui qui dit : "Je ne suis pas un grand historien, mais j’ai servi l’histoire. En élargissant son territoire et ses dimensions, notamment par l’histoire de l’Histoire." Des Lieux de mémoire, son grand œuvre, entreprise éditoriale qu’il a dirigée pendant des années, chez Gallimard, à la collection Archives chez Julliard, tout aussi mythique : rencontre avec un historien public.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : pag1007
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Deux titres de Pierre Nora, "Historien public" et "Présent, nation, mémoire", paraissent en même temps, l'ensemble chez Gallimard, en 2011. Après avoir publié près de 700 livres, il s'est décidé à s'éditer lui-même, lui qui est à la fois historien et directeur littéraire chez Gallimard depuis 1965, où il a effectivement servi l'histoire comme l'ensemble des sciences humaines.

Pierre Nora, de l’Académie française
© Hélie Gallimard


Alors qu'il se destinait à une carrière universitaire, il est entré chez Gallimard suite au succès de la collection "Archives" qui a marqué toute une génération d'étudiants, d'intellectuels, de lecteurs en donnant au document archivistique, une place d'honneur jusqu'alors réservée aux thèses ou autres publications savantes. Le lecteur apprenait alors à faire de l'histoire, sans s'en rendre compte en ayant accès d'emblée aux archives, intelligemment ordonnées pour susciter sa curiosité pour l'intérêt du document. Une démarche inédite à l'époque, aujourd'hui courante. Parallèlement à son travail dans l'édition, il a été élu directeur d'études dans un organisme latéral de recherche prestigieux, l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à partir de 1977. Au cours de sa vie, Pierre Nora a aussi publié des articles en particulier pour l'hebdomadaire L'Observateur du temps de Jean Daniel et a créé la revue intellectuelle Le Débat dont on a fêté le trentenaire en 2010. Par son travail chez Gallimard, on mesure davantage aujourd'hui la portée de ses choix. On lui doit la création des collections "Bibliothèque des sciences humaines" (1966), de "Témoins" (1967) et de la "Bibliothèque des Histoires" (1971) qui témoignent de l'exceptionnel dynamisme des sciences humaines, à cette époque.

Dans "Historien public", près de 80 articles de sa plume, articles de presse, nécrologies, comptes-rendus, retracent son parcours et donnent en creux le portrait d'une génération d'intellectuels qu'il a connus personnellement. Il livre ainsi un portrait d'époque avec un regard singulier, préférant le recueil d'articles plutôt que des mémoires, un exercice trop classique à ses yeux et moins adapté à l'histoire de sa vie.

Il y a "quantité d'historiens publics" aujourd'hui comme hier, raconte-t-il dans cette émission, René Rémond, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean-Noël Jeanneney, Pierre Vidal-Naquet, mais lui s'est identifié à une actualisation de l'histoire contemporaine. A la fois éditeur, historien et directeur de revue, il a été amené à prendre position de nombreuses fois dans le débat public. Il donne dans cet entretien, sa définition de l'engagement, de l'intellectuel engagé, de l'intellectuel médiatique. Il revient sur l'un de ses premiers combats, l'anticolonialisme, en évoquant son professorat à Oran en pleine guerre d'Algérie, son retour en Algérie, immédiatement l'indépendance proclamée sur invitation des autorités nouvelles algériennes, un moment de transition politique rare qui n'est pas s'en rappeler l'actuelle transition que connaissent ces derniers temps les pays arabes depuis "le printemps arabe". Il annonce une nouvelle édition pour 2012, de son livre "Les Français d'Algérie", paru en mai 1961, accompagnée cette fois d'une lettre jamais publiée de Jacques Derrida dont il présente le contenu dans cette émission.

Il explique le "moment des sciences humaines", une époque où, presque dans la même semaine, étaient élus au Collège de France Georges Duby, Michel Foucault, Raymond Aron, rappelle-t-il...Pierre Nora évoque René Rémond, leur liens profonds, "frère aîné"pour lui, ainsi que Michel Foucault, "des personnalités qu'il a eu la chance de connaître avant qu'elles ne deviennent des monstres sacrés."

Extrait du livre

Historien public : peut-être en définitive étais-je fait pour l’être et le suis-je devenu de plus en plus, au fil du temps. Car si l’on rapproche les entreprises diverses dans lesquelles je me suis lancé par hasard, par envie, par foucade, sans rapport évident entre elles, un fil conducteur apparaît rétrospectivement : avoir mis l’histoire, pour le passé comme pour le présent, au cœur de la culture et de l’identité françaises. Depuis Archives, cette collection de poche qui mettait les bibliothèques dans les rues et les archives dans la poche, jusqu’à "Liberté pour l’histoire", cette association qui propose défense de la liberté de recherche et d’expression contre l’ingérence du pouvoir politique et les pressions partisanes, en passant par le Débat et Les Lieux de mémoire, ce type d’histoire qui réconcilie la recherche scientifique et la mémoire collective, une constante se dégage, un trait commun relie ces engagements successifs.

Je ne suis pas un grand historien, mais j’ai servi l’histoire. En élargissant son territoire et ses dimensions, notamment par l’histoire de l’histoire. En travaillant à prouver sa nécessité pour l’intelligence de l’actualité dans un monde acculé et condamné au présent et aux médias. En m’accrochant à la chimère qui donne encore à l’historien, dans la cité, une place et un rôle où il n’est peut-être pas devenu complètement ridicule de voir, au-delà du sacro-saint métier consacré par Marc Bloch, quelque chose comme une raison d’être.

Pour en savoir plus

- Pierre Nora sur le site de l'Académie française


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