Jacques Gernet, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres : Essai sur Wang Fuzhi, philosophe chinois du XVIIe siècle

Pour Wang Fuzhi (1619-1692), le réel, visible et invisible, est constitué d’énergies.
Jacques GERNET
Avec Jacques GERNET
Membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres

Curieusement les conceptions de ce chinois du XVIIe siècle, qui admet l’existence d’un principe d’organisation du vivant, rejoignent les interrogations des sciences contemporaines, biologie et physique, lorsqu’elles évoquent l’ordre et le hasard, les énergies infinitésimales, la matière, l’espace, le temps.

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Jacques Gernet, membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres

Jacques Gernet l'avoue : les textes anciens des auteurs chinois ne nous sont guère accessibles et l'oeuvre de Wang Fuzhi (prononcez Fou-Tcheu) est "difficile et volumineuse". Après avoir travaillé sur cet auteur chinois du XVIIe siècle durant vingt ans, Jacques Gernet le tient pour le plus éminent penseur de son époque et nous permet ici de découvrir non seulement une personnalité intellectuelle très méconnue en occident mais également une pensée philosophique très éloignée de notre philosophie occidentale.
Puisque Wang Fuzhi s'interroge sur la nature de la réalité, du visible, du sensible, du rapport entre l'homme et ce qui l'entoure, en ce sens, il est bien philosophe. Et pourtant, Jacques Gernet explique pourquoi on ne peut lui appliquer ce qualificatif.

Précisons, simplement pour mémoire, que Wang Fuzhi (1619-1692) est presque contemporain de Galilée (condamné en 1633), et de Descartes, mort en 1650. Les dates de Wang prouvent qu'il a rédigé ses oeuvres durant le Grand siècle, celui de Louis XIV... Et pourtant, lorsque le jésuite Mattéo Ricci portera en Chine l'idée d'un Créateur, un penseur tel que Wang ne pourra l'admettre, et Jacques Gernet explique pourquoi.

Un effondrement

Jacques Gernet estime qu'on ne peut comprendre la conception de Wang qu'en connaissant le contexte dans lequel il vécut. Il donne donc des précisions sur son lieu de naissance, son entourage familial, ses études et surtout sur cette période historique très dure que fut le renversement de la dynastie Ming au profit de celle des Mandchous.

Wang lui-même s'interroge longuement sur les causes de ce désastre, de cet effondrement : l'égoïsme du pouvoir impérial, le laisser-aller et le fatalisme qui s'emparent des élites sous l'influence de courants de pensée en vogue au siècle précédent qui vantent le rejet de toutes entraves et le détachement de ce monde. Wang rejette donc à la fois le bouddhisme, le taoisme et la tradition lettrée. Ces courants, il les qualifie de « beaux parleurs aux discours vicieux ».

la critique du langage

L'une des principales critiques de Wang Fuzhi vise le langage qu'il tient pour artificiel. Le langage est en effet une création humaine qui, de ce fait, ne peut pas rendre compte de la réalité du monde. « les mots nous cachent la réalité du monde » dit en substance Wang.

Les choses, les êtres, nous sont insaisissables dans leur réalité même, parce que tout change en permanence. Mais, curieusement, Wang affirme aussi que le monde est fait de constantes. Comment concilier ces deux affirmations ? Parce que, explique Jacques Gernet, pour Wang, il y a une réalité invisible à nos yeux, parce que le rien n'est pas vide, il est plein, rempli d'énergies. Toute la face cachée des choses nous échappe. L'invisible et l'inaudible sont faits des mêmes éléments que ce que nous voyons et entendons.

Donc, il n'y a pas de différence de nature entre le visible et l'invisible, seulement une différence de perception. Wang pense qu'il n'y a pas de rapport adéquat entre l'image que nous avons de l'univers et ce qu'il est dans sa réalité.

Nos sens insuffisants

Selon Wang, nos sens sont insuffisants parce que les phénomènes que nous ne pouvons pas voir se produisent à un niveau d'énergies infinitésimales.

Wang écrit : « l'homme distingue les quatre points cardinaux afin de se repérer par rapport à ce qu'il a devant ou derrière lui ; il se conforme à la distinction du passé et du présent, du commencement et de la fin pour donner un ordre à ce qu'il voit et à ce qu'il entend... Mais du point de vue du principe d'organisation spontanée (li) et des énergies invisibles, il n'est pas vrai qu'il y ait un avant et un après... Dans l'absence de toute orientation temporelle ou spatiale du chaos dans lequel le principe d'organisation dirige les énergies, le commencement est aussi la fin, le créé est aussi l'origine du créé, ce qui est au repos est aussi ce qui circule, ce qui sépare est aussi ce qui unit . Il n'est rien qui ne commence, rien qui ne soit achevé ».

Mais, -et là on retrouve la critique de Wang envers le bouddhismse- la réalité n'est pas non plus une création de nos sens ni une illusion mentale.

La vie est organisation

Jacques Gernet résume : «Pour Wang comme pour les chinois en général, ce sont les mêmes mécanismes qui jouent dans le domaine des choses humaines et dans celui des réalités physiques ou naturelles. Il existe un principe spontané d'organisastion (li) inhérent aux énergies qui assurent la formation du vivant... La vie, la nature, l'être humain, la société, c'est une organisation, et cette organisation procède des mêmes mécanismes».

Un vocabulaire très moderne

Jacques Gernet souligne les termes utilisés par Wang : répartition, dosage, fusion, nouage, écoulement, arrêt, principe d'organisation, énergies, ordre, hasard...

Tout cela, rédigé, rappelons-le, au XVIIe siècle. On croirait lire les mathématiciens, les biologistes, les astrophysiciens les plus en pointe aujourd'hui... Les uns se penchent sur l'organisation de la vie, les autres remettent en question l'espace et le temps

Jacques Gernet considère donc Wang comme un auteur très moderne dont les conceptions philosophiques rejoignent, par analogie, celles des sciences les plus avancées :
- les sciences contemporaines, libérées d'une longue tradition substantialiste et mécaniste, considèrent comme naturelle la coexistence de l'ordre et du hasard,
- elles admettent que des phénomènes de natures très différentes puissent se fonder sur des mécanismes communs,
- et que le comportement des énergies au niveau infinitésimal soit aberrant par rapport à celui de nos perceptions
- elles identifient matière et énergie
- elles se fondent en biologie sur des combinaisons dans lesquelles place et moment sont décisifs.

Un livre pour découvrir Wang Fuzhi

L'essai de Jacques Gernet consacré à Wang Fuzhi s'intitule La Raison des choses, paru chez Gallimard, en 2005, dans la collection « Bibliothèque de philosophie », dirigée par M. Marcel Gauchet.

Jacques Gernet, La raison des choses, éditions Gallimard, 2005.


La raison des choses : Essai sur la philosophie de Wang Fuzhi (1619-1692)Image retirée.


En savoir plus sur:

- Jacques Gernet, membre de l'Académie des inscriptions et belles lettres
- Jacques Gernet, professeur honoraire au Collège de France

A noter : Jacques Gernet a été couronné, le 6 novembre 2010, du prix "Award for China Studies", lors d'un forum de 250 personnes organisé par le ministère des Affaires étrangères de Chine, et classé premier entre quatre concurrents étrangers pour ses travaux sur la Chine.






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