Madame Bovary, un roman qui opère une « révolution dans les lettres » …

Le philosophe Jean-Louis Chrétien auteur de "Conscience et roman"
Avec Damien Le Guay
journaliste

Jean-Louis Chrétien a reçu le "prix Cardinal Lustiger", décerné par l’Académie française, en 2012, pour son ouvrage "Conscience et roman" (deux tomes) et pour l’ensemble de son oeuvre. Sur un thème qui l’interroge : comment s’exprime la conscience dans le roman moderne ? Comment se manifeste la nouvelle prétention des romanciers à explorer de fond en comble la conscience ? Ces deux volumes font chacun le sujet d’une émission. Voici celle consacrée au second volume. Le philosophe -qui se plonge ainsi dans la littérature des XIX et XX è siècles, nous explique en quoi le roman de Flaubert, Madame Bovary publié en 1857, peut être considéré comme une révolution dans le monde des lettres ? Que nous dit-il de la conscience ?

Émission proposée par : Damien Le Guay
Référence : pag1121
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I - Révolutionnaire ce roman de Flaubert ? Il est apparu ainsi assez vite. C’est Maupassant, le premier, qui le qualifia de la sorte. Il écrit de lui : « c’est la vie elle-même apparue ». Marcel Proust, un peu plus tard, ira même jusqu’à considérer que cette « révolution littéraire » est semblable à la « révolution kantienne » : « Et la révolution de la vision, de représentation du monde qui découle – ou est exprimée – par sa synthèse, est peut-être aussi grande que celle de Kant déplaçant le centre de la connaissance du monde dans l’âme ». C’est la raison pour laquelle, pour mieux comprendre cette « révolution de la vision », cette « vie elle-même apparue », nous avons demandé à Jean-Louis Chrétien de bien vouloir nous éclairer à ce sujet.

Auteur d’une œuvre généreuse et admirable, philosophe, professeur à l’université Paris IV-Sorbonne, il vient de consacrer 600 pages au roman moderne – ce qu’il dit de la conscience et des nouvelles régions qu’il explore. (Consciences et roman I, Conscience et roman II, Editions de Minuit.) Et, dans le second tome, il analyse, sur près de 100 pages, cette révolution flaubertienne et, en particulier, Madame Bovary. Désormais, dit Proust, le « subjectivisme », tel que développé par Flaubert, est au centre du système romanesque.


Jean-Louis Chrétien saisit un renversement radical qui s’opère entre Victor Hugo et Flaubert. Pour le premier (dans Le poème de la conscience humaine) la conscience est d’une profondeur inouïe, inaccessible. Pour le second, le cœur de l’homme est « creux et plein d’ordures » - selon la formule de Pascal. Tout est faux, faussé, sans espoir de vérité. Nous sommes donc dans un monde plat, sans salut, sans vérités possibles. Dés lors, pour Jean-Louis Chrétien, la conscience, pour Flaubert, a deux caractéristiques : elle permet de déployer la puissance d’un monde faux et, d’autre part, elle perçoit le monde par le sentir – devenu le premier des sens de l’homme. D’où, pour les frères Goncourt, « un coté très matériel de l’art et de la pensée ».


Nous demanderons ensuite à Jean-Louis Chrétien ce qu’il pense d’Emma Bovary, elle qui semble se perdre dans un ennui sans fin. Plus elle cherche à se désennuyer, plus elle augmente son ennui – au risque d’une plongée dans un vide abyssal, d’une acédie prolongée. Dés lors elle se distrait avec elle-même, comme elle le peut, en se droguant de rêves plus fallacieux les uns que les autres. Si Flaubert est Madame Bovary, Emma Bovary, elle, ne veut surtout pas être madame Bovary. Il faut dire, pour sa défense, que Charles, son mari, illustre, au plus haut point, la stupidité, la platitude – avec ce qu’elle a de pesante. Emma s’illusionne d’autant plus dans la quête d’un ailleurs, d’un au-delà que Charles, lui, est l’homme de l’ici et le maintenant dans toute sa platitude effrayante.



II - Dans un premier entretien (Que dévoile le roman moderne au sujet de la conscience selon Jean-Louis Chrétien, nous avons vu, avec Jean-Louis Chrétien,

le projet général de son travail sur la conscience telle qu’elle apparaît dans le roman moderne. Le projet moderne, par l’entremise du droit d’intrusion des romanciers, tend à mettre à nu cette intimité jusqu’alors vierge, réservée à Dieu seul et au commerce de l’âme avec elle-même. Il vise à exposer au grand jour ce qu’il y a de plus secret. Alors, il nous faut, avec Jean-Louis Chrétien, mieux comprendre cette transformation radicale, ce qu’il nomme « l’apocalypse du roman » - au sens de la levée des secrets, de la révélation, d’une rupture d’équilibre. « L’expérience du livre change d’objet » dit-il « elle devient l’expérience de l’inexprimable, l’expérience dans la fiction de ce dont, par principe et pour des raisons essentielles, nous ne pouvons pas faire l’expérience dans la réalité, observer de l’intérieur une autre conscience que la nôtre sans que rien nous en échappe. ».


Pour mener à bien son investigation, Jean-Louis Chrétien, au fil de ses chapitres, fait une lecture attentive de certains auteurs-majeurs ( pour le XIX ème siècle : Stendhal, Balzac, Flaubert, Victor Hugo ; pour le XX ème siècle : Henry James, Virginia Woolf, William Faulkner, Samuel Beckett) et divise son travail en deux volumes : l’un consacré au « monologue intérieur »et le second relatif à « la conscience à mi-voix sur le style indirect libre ».

Damien Le Guay


Jean-Louis Chrétien, lauréat 2012 de l’Académie française :

Voici l’extrait du discours prononcé par Jean-Louis Dabadie sous la Coupole lors de la séance du 6 décembre 2012 :

"La réflexion de Jean-Louis Chrétien porte sur la parole, la parole en ses multiples aspects (y compris la poésie qu’il a pratiquée), comme propre de l’homme.

Son ouvrage Conscience et roman étudie l’une des principales caractéristiques de la littérature contemporaine : le fait que le romancier « lit » et traduit littéralement ce qui traverse la conscience humaine – des secrets jusque là censés n’être connus que de Dieu seul. Ce sont, après la transparence de la subjectivité chez Stendhal et Balzac, les monologues intérieurs de Hugo (Tempête sous un crâne), le stream of consciousness chez Virginia Woolf, et jusqu’à Faulkner et jusqu’à Beckett.

Dans le deuxième tome, La Conscience à mi-voix, Jean-Louis Chrétien s’attache au « style indirect libre », de Flaubert à Henry James. La parole s’avère impuissante à contenir tout ce qui habite la conscience, mais par là l’ouvre à une transcendance. Alors, pour notre confrère Mgr Claude Dagens, en voulant, par le verbe et l’omniscience, se substituer à Dieu, paradoxalement l’homme devient capable de le retrouver".


- Ecoutez la première émission réalisée avec Jean-Louis Chrétien : Que dévoile le roman moderne au sujet de la conscience selon Jean-Louis Chrétien


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