Trois maîtres du barreau : Georges Izard, Jean-Marc Varaut, Jacques Isorni

Procès et plaidoiries célèbres, quelques souvenirs par Me Christian Charrière-Bournazel
Avec Hélène Renard
journaliste

Des trois maîtres du barreau évoqués ici, dont les noms restent attachés à de grandes affaires de procès ou de défense d’accusés célèbres, deux ont été académiciens, Georges Izard, de l’Académie française et Jean-Marc Varaut, de l’Académie des sciences morales et politiques, tandis que le troisième, Jacques Isorni, ne l’a pas été mais comme il est tout aussi célèbre que ses deux confrères, notre invité, Me Christian Charrière-Bournazel, en profite pour raviver également sa mémoire. Une occasion de rappeler l’affaire Kravchenko, le procès Maurras-Claudel, le procès Papon...

Émission proposée par : Hélène Renard
Référence : hab666
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Me Christian Charrière- Bournazel, avocat renommé, au Barreau de Paris, ancien Secrétaire de la Conférence, ancien bâtonnier de l'Ordre, et aujourd'hui vice-président du conseil national des Barreaux, a accepté de venir évoquer ces trois confrères, évoquant quelques souvenirs personnels de ses rencontres avec eux, sans retracer leur biographie complète.

Premier portrait, celui de Me Georges Izard (1903-1973), élu à l'Académie française, en 1971, succédant à Henri Massis. Il est mort en 1973 juste au moment où Christian Charrière-Bournazel entait au barreau. L'usage voulant que le premier Secrétaire de la Conférence fasse, au moment de la rentrée du barreau, l'éloge d'un avocat, tandis que le second évoque un procès, le jeune Secrétaire Christian Charrière-Bournazel choisit de parler de Georges Izard, ayant préparé cet éloge avec beaucoup d'application. Une occasion de faire sa connaissance à travers tous ceux qui l'avaient connu (notamment son épouse qui était la soeur du cardinal Daniélou, et aussi ses collaborateurs). Georges Izard avait beaucoup écrit et des livres remarquables, tels le Viol d'un Mausolée, au moment de la déstanilisation, ou la vie de Sainte Catherine de Gênes, beaucoup d'articles de presse, et avait commencé son livre de souvenirs. Et aussi ses plaidoiries qui avaient été enregistrées et restaient utilisables. "Deux affaires m'ont particulièrement intéressé : l'affaire Kravchenko et l'affaire Maurras contre Claudel". Notre invité souligne qu'avec Georges Izard, "nous sommes en présence d'un homme qui appartient à une génération d'avocats, uniquement plaidants, qui étaient une espèce de seigneurs de la profession... ". Izard était une forte personnalité, avec une carrière politique (il s'était présenté contre l'homme de gauche Jacques Duclos), une culture impressionnante, philosophe issu de Normale Sup, un passé de résistant (il a même rencontré Jean Moulin, leurs pères respectifs enseignant dans la même école), avocat de grandes affaires.

Georges Izard (1903-1973)

"Je voudrais évoquer la personne, ce qui chez lui m'avait séduit. Il appartenait à un milieu d'instituteurs laïcs, son père était fortement anticlérical... A Béziers, à l'école dont son père était directeur, Georges est comme foudroyé par la grâce aux portes de cette école laïque . Il y a eu une postérité à cette conversion : c'est la fondation de la revue "Esprit". Car cette revue -qui existe encore- a été fondé par trois amis de Louis Le Grand : Emmanuel Mounier, André Déléage et Georges Izard. L'anecdote amusante c'est que les trois amis regardaient dans "le cloître" de Louis Le Grand, tandis qu'ils élaboraient une revue qui redonnait de l'espérance à la jeunesse, un petit jeune homme pâle qui s'aspergeait d'eau froide, Jean-Paul Sartre, et qui préparait, lui, une philosophie du désespoir. Quelle antithèse entre ces deux jeunes gens : Izard qui se battra pour les libertés, la foi, les droits de la défense, l'élévation de l'esprit humain et de l'autre, la philosophie glacée de l'existentialisme".

Notre invité montre ensuite combien Georges Izard a plaidé en faisant preuve d'un véritable humanisme de gauche, par exemple en prenant la défense d'un conducteur tunisien au temps du protectorat poursuivi pour avoir fait grève. En même temps, Izard n'étant pas doctrinaire, conçut toujours une défiance envers tous les totalitarismes, de droite (maurrassisen) comme de gauche (marxiste), sans être centriste mais favorable à une harmonie qui allie sa philosophie chrétienne et son humanisme fondamental.

Arrive en 1948, l'affaire Kravchenko, ce haut dignitaire stalinien qui servait avec flamme et zèle son gouvernement... jusqu'aux purges staliniennes où il est pris dans cette folie. Sa "foi" tombe, et il profite d'un séjour aux Etats-Unis pour s'échapper du système (son livre "J'ai choisi la liberté" fut la révélation pour l'Occident des exactions du stanilisme, livre attaqué par le Parti Communiste français et les Lettres françaises, qui le diffame pour le dévaluer). Izard fait un procès en diffamation aux Lettres françaises. Procès incroyable à Paris : dans le vestibule du Palais de Justice, on avait installé des dizaines de cabines téléphoniques pour les journalistes du monde entier, les témoins étaient des maréchaux soviétiques, son épouse avait été contrainte à faire un faux témoignage, etc. Ce fut un procès où l'avocat a témoigné d'une imposture, un moment inouï. Au final, quelques années plus tard, bien qu'ayant gagné ce procès, Kravenchko, toujours poursuivi par la vindicte du PC, finira par se suicider.

Me Christian Charrière- Bournazel, vice-président du conseil national des Barreaux © Canal Académie





Second procès évoqué par Me Charrière-Bournazel où Georges Izard a eu un rôle historique déterminant : l'affaire Maurras-Claudel. Il s'est déroulé en 1953 et Me Izard a plaidé pour Paul Claudel contre Charles Maurras. Ce dernier, jugé après la guerre, avait écrit des choses épouvantables durant la guerre contre les Juifs. Claudel témoigne par écrit (de l'affaire Worms, le père de Roger Stéphane, qui est arrêté) et normalement, selon la loi, ce témoin aurait dû bénéficier d'une immunité. Or, Maurras, contre la procédure, décide de faire un procès à Claudel. L'affaire traîne et n'est jugée qu'en 1953, alors que Maurras est mort et Claudel à deux ans de sa fin. Cette plaidoirie de G. Izard, sans complaisance, conclut en disant "souhaitons que la postérité, oubliant ses crimes, puisse se remettre à lire ses oeuvres, et souhaitons aussi que ses amis plus discrets nous permettent de lui consentir ce silence qui est la forme suprême de la pitié pour les fautes des morts".

Dernier détail : dans son discours à l'Académie française, Georges Izard avait admirablement parlé de la profession d'avocat soulignant que, des efforts littéraires fournis par l'avocat pour sa plaidoirie, il ne reste rien quand la salle des procès se vide, alors que historiens ou écrivains voient leurs oeuvres perdurer... "L'un sculpte des paroles dans le vent, les autres gravent pour la mémoire" dit notre invité.



Jean-Marc Varaut (1933-2005)

Deuxième maître du barreau : Jean-Marc Varaut, qui lui, nous a quittés plus récemment, en 2005, il était né en 1933. Il a longtemps enseigné à l'Université de Paris IV, la philosophie morale du droit. Il avait été lui aussi Premier Secrétaire de la Conférence. Philosophe, il avait un doctorat ès lettres. Il se montra à la fois un homme de grande culture, de grand talent et de beaucoup de courage. "Nous n'étions pas tout à fait sur les mêmes rivages de la pensée politique" admet notre invité, " je l'ai très bien connu quand il travaillait avec Roland Dumas -intéressant tandem entre un homme de gauche et un de droite qui ont exercé en cabinet groupé durant une dizaine d'années. Jean-Marc Varaut avait une grande sensibilité au sujet de la défense, avait travaillé particulièrement sur les prisons, avait été avocat au moment des procès de l'Algérie, et fut assez courageux pour accepter d'être l'avocat de Maurice Papon. "J'étais de l'autre côté de la barre, et un certain nombre de mes confrères, dont je déplore encore aujourd'hui le comportement, ne lui serraient pas la main. Je ne manquais jamais d'aller lui serrer la main. Il n'a jamais manqué de tenue, de profondeur, de confraternité". Me Charrière-Bournazel dit alors qu'on ne saurait mieux en parler qu' en faisant appel à quelqu'un -qui est complètement à l'opposé de JM Varaut, l'avocat Jacques Vergès. Il faut d'abord se souvenir qu'à l'époque de l'Algérie, Varaut plaidait du côté de l'OAS, tandis que Vergès défendait le FLN. Au moment de la mort de JM Varaut, Jacques Vergès est venu dire ce qu'avait été cette "fraternité" des avocats dans cette période difficile. Il a rappelé que Varaut, comme Tixier-Vignancourt, comme Isorni, des hommes réputés de droite, l'avaient soutenu lorsqu'il avait été pris à parti comme avocat du FLN et n'avaient pas hésité à faire cause commune au nom des droits de la défense et de la liberté de plaider. Un mot de JM Varaut : l'avocat est "un passeur d'hommes".


Jacques Isorni (1911-1995)

Troisième grande figure évoquée : Me Jacques Isorni, ce candidat malheureux à l'Académie française, avait, jouissant d'un caractère très trempé, commis un petit livre "la fièvre verte" qu'on lui a évidemment reproché ! Jacques Isorni était né en 1911 et il est décédé le 8 mai 1995). C'était un avocat très politisé, il fut d'ailleurs un député de Paris très "à droite", et très actif, et fondateur de parti politique(UNIR, union des nationaux et des indépendants républicains).

"Encore un Premier secrétaire de la Conférence, précise notre invité, et à une période inouïe : à la fin de la guerre, il a 30 ans, il va être l'avocat successivement de Robert Brasillach puis du Maréchal Pétain."
On imagine ce que pouvait être avocat à cet âge dans cette période de l'histoire ! Il a été empoigné par le dossier Pétain qui ne l'a pas lâché... d'où la réputation qui lui a été faite d'extrême-droite alors que pendant la guerre, il avait plaidé aussi bien pour des résistants que pour des Juifs ou des communistes. "Cette cause pour Pétain, qui lui était tombée dessus, cause colossale, fait qu'il a passé son temps à plaider pour lui jusqu'à sa mort et dans tous ses livres. Une raison qui l'a fait considérer sans doute comme marginal pour l'Académie française".

Il va supplier François Mauriac de sauver Brasillach. Mauriac fera tout ce qu'il peut, sans rien obtenir. Brasillach sera exécuté. Notre invité rappelle que Jean Lacouture était allé rendre visite à Me Isorni. Ce dernier lui raconte que Mauriac ayant évoqué les exactions de l'armée française en Algérie dans son "Bloc-notes", une commission parlementaire est constituée. C'était l'époque où Isorni est député et on va lui demander, après une défection d'un premier pressenti, de présider cette commission. Mauriac devait venir témoigner, sinon il commettait un délit. Le jour où il se présente, Mauriac et Isorni échangent un regard lourd de souvenirs. Isorni s'est alors rappelé qu'il était naguère le suppliant qui venait voir Mauriac pour qu'il obtienne la grâce de Brasillach ; et là, il écoutait Mauriac témoigner... "La vie nous oblige à rester modeste, tantôt dans un rôle, tantôt dans un autre"...



Sur Canal Académie, on trouvera la notice sur la vie et les travaux de Jean-Marc Varaut, prononcée par son successeur à l'ASMP, Gilbert Guillaume (président de la cour internationale de justice).
et que l'on peut aussi consulter le site internet de Me Christian Charrière Bournazel : www.charriere-bournazel.com


- Ecoutez aussi avec Me Christian Charrière-Bournazel : André Frossard au procès Barbie : ce qu’est le crime contre l’humanité

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