Bernard Buffet : un style immédiatement reconnaissable !

Les peintres du XXe siècle : la chronique de Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des beaux-arts
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

L’historienne et critique d’art Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts, consacre sa chronique à l’œuvre du peintre Bernard Buffet, membre de l’Académie, au fauteuil précédemment occupé par Paul Jouve à partir de 1974. Dans sa peinture, la vérité humaine est au service de l’expression. Sans complaisance, avec passion et génie, Buffet témoigne de son temps.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : chr814
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Peintre témoin de son temps, la figuration transcendée par un peintre humaniste


En 1948 un jeune peintre inconnu reçoit le prestigieux Prix de la Critique qu’il partage avec son illustre aîné, Bernard Lorjou.
Bernard Buffet a vingt ans et vient d’entrer avec fracas dans le monde de la peinture. Avec la critique, qui décèle un style et une écriture inoubliables, le public découvre un peintre précocement accompli en lequel se fondent tous les espoirs. Pourtant, lui remettre ce prix destiné à couronner l’œuvre d’un peintre reconnu, a le goût du scandale. Sa peinture Deux hommes dans une chambre, indispose. Spectrale, elle stigmatise l’humanité souffrante. Les horreurs de la guerre, encore si présentes dans la mémoire collective, ont pris chair d’une peinture anorexique et opiniâtre.

Les Plages - Le parasol, 1967, huile sur toile, 200 x 524 cm. Donation Virginie, Danielle et Nicolas Buffet au Musée d’Art moderne de la ville de Paris 2011



Sa figuration existentielle et crépusculaire révèle un langage neuf. L’écriture économe est comme tracée par un scalpel dans une construction exsangue qui s’accorde aux tonalités éteintes de sa palette : des terres, des ocres et des gris de cendre, des noirs souillés de dominantes froides, des verts et des jaunes virant aux bleus et au mauve, modulés dans une lumière décomposée. La pauvreté engendre une mélancolie chez ses personnages isolés dans le huis clos d’une pièce vide, prostrés dans leur vérité recluse. S’en doute-t-il ? Il dérange, et sa peinture déclenche déjà haines et passions, admiration et rejet. Être célèbre à vingt ans, lui colle une étiquette pour l’avenir. La controverse restera vive et la polémique malveillante.


Mais le destin lui réserve une reconnaissance emblématique.
En 1947, lors de sa première exposition particulière rue des Écoles, l'État par l’intermédiaire de Raymond Cogniat, lui fait son premier achat pour le musée national d’art moderne : Nature morte au poulet.
En 1955, l’enquête menée par la revue Connaissance des Arts le désigne comme le meilleur peintre de sa génération devant Nicolas de Staël, Manessier, Pignon...

Le buveur, 1948, huile sur toile, 100 x 65 cm. Legs du docteur Girardin au  Musée d’Art moderne de la ville de Paris en 1953


En 1974, Buffet est élu à l’Institut de France, pour l’Académie des Beaux-Arts. C’est le plus jeune académicien. Il est âgé de 46 ans.
En 1973 a été inauguré au Japon, à Surugadaira, au pied du mont Fuji, le musée Bernard Buffet, riche de plusieurs centaines d’œuvres. Ses cendres y ont été dispersées.


A l’automne 2011 et jusqu’en juin 2012, le musée d’art moderne de la ville de Paris, à l’initiative de son directeur, Fabrice Hergott, présente pour la première fois la totalité des œuvres de Bernard Buffet réunies par le Docteur Girardin, défenseur de sa peinture. En 1953 il lègue à la ville de Paris sa collection de peintures, exposée après son décès en1955. Elle constitue le fonds des collections du musée placé alors sous la direction de son fondateur, Jean Cassou. Soutien indéfectible de Buffet dont il défendit le tableau Le Buveur au prix de la Jeune Peinture en 1948, le docteur Girardin acquiert 17 peintures de Buffet entre 1948 et 1953, période de leur réalisation.

Ce prestigieux ensemble vient d’être complété par une donation récente de Virginie, Danielle et Nicolas Buffet, les enfants de Bernard et d’Annabel. Ils ont fait le choix de trois tableaux représentatifs des périodes postérieures absentes du musée d’art moderne : de la série des Plages (1967), Le parasol, de la série des Folles (1970), Femmes au salon et l’œuvre ultime sur le thème prémonitoire de la Mort en 1999. Ida et Maurice Garnier, son marchand depuis plus de cinquante ans, ont fait don à cette occasion d’une toile monumentale de la série des Oiseaux : Le Rapace (1959). Cette présentation exceptionnelle permet une relecture et une perception de l’ œuvre, universelle. Elle s’inscrit à la suite des récentes expositions monographiques à La Haye en 2006 et à Marseille en 2009 pour le dixième anniversaire de sa mort.


Les Folles - Femmes au salon, 1970, huile sur toile, 200 x 300 cm. Donation Virginie, Danielle et Nicolas Buffet au Musée d’Art moderne de la ville de Paris 2011


Le paradoxe de la visibilité de l’œuvre de Buffet est troublant. Pris entre la célébrité internationale de sa peinture immédiatement reconnaissable et l’ostracisme dans lequel certaines instances officielles continuent à le maintenir, le projet d’un musée Bernard Buffet annoncé est toujours remis. De 2001 à 2009, Maurice Garnier a organisé dans sa galerie de l’avenue Matignon, dix expositions qui ont montré chronologiquement les peintures qu’il destine au futur musée Bernard Buffet.
Au fil d’une remontée dans le temps, l’œuvre est devenu incontournable.
Farouchement indépendant, Buffet est inclassable. L’enjeu est la peinture. « La peinture n’est pas un métier qui se raisonne : c’est un acte instinctif » professe-t-il. Jusqu’à sa fin tragique, il se suicide le 4 octobre 1999 dans sa propriété, Le Domaine de la Baume, la peinture est restée son unique raison d’être : « L’essentiel pour moi c’était la peinture. D’ailleurs ce n’est pas fait pour plaire ». En choisissant la thématique de l’homme dans son univers, il restera fidèle à la figuration dont il est un des plus grands interprètes de sa génération. A la fin de la Seconde Guerre, en pleine polémique abstraite, Bernard Buffet s’impose dans le mouvement de la Jeune peinture, et participe au comité du Salon entre 1950 et 1954.

Les Oiseaux - Le rapace, 1959, huile sur toile, 240 x 335 cm. Donation Ida et Maurice Garnier au Musée d’Art moderne de la ville de Paris



Né en 1928 à Paris, il fait ses études au lycée Carnot duquel il est renvoyé en 1939 et dès 1942 suit les cours du soir de la Ville de Paris, place des Vosges, où Monsieur Darbefeuille l’initie au dessin. Une discipline qu’il vit avec ferveur dans sa soumission au modèle et acquiert l’autorité de la main, relais d’un dialogue entre le regard et l’émotion, la réalité et l’analyse. Il peint depuis l’âge de dix ans. Sur les conseils du peintre Robert Mantienne, il se présente en 1943 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts dont il remporte le concours d’entrée. Il a quinze ans. Une dispense lui est accordée. Il est admis dans l’atelier de Narbonne où il passe deux années à approfondir les arcanes de la peinture, dans un rare climat d’ouverture auprès d’un patron qui dit à ses élèves : N’écoutez pas ce que je vous dis. Faites ce que vous êtes. Ce qu’il fait. Il quitte les Beaux-Arts en 1945 pour travailler seul dans la chambre de bonne de l’appartement familial boulevard des Batignolles.



L’Homme témoin



En 1946 il expose son premier tableau, son Portrait au salon des Moins de Trente ans. Ses sujets lui sont inspirés par un quotidien dont il vit la réalité humble d’après-guerre. Certains voient en lui l’héritier de Gruber, mort en 1948, et d’un misérabilisme qu’il transcende, celui de la frustration et de la souffrance vécues dans sa chair et dans son âme. Il peint dans une urgence créatrice sur des vieux draps, par nécessité économique et pénurie de toile. Les linges se transforment en antependium.
Son réalisme cru, sans concession, exprime un dénuement autant moral que physique. Des personnages faméliques, des vanités frugales où des objets rustres, réchauds à gaz, poêles, lampes à pétrole témoignent d’une époque de privations. Peintre visionnaire et témoin doublé d’un moraliste, Buffet appartient au groupe éphémère de l’Homme Témoin auquel il participe en 1949 à l’invitation du critique Jean Bouret.
Crée en 1951, le salon des Peintres témoins de leur temps en est la prolongation. Buffet sera un exposant fidèle aux expositions annuelles et thématiques de ce salon jusqu’à la dernière édition en 1982.

La Chapelle de Château l’Arc - Pietà, 1961, huile sur toile, 150 x 350 cm. Collection Bernard Buffet au Musée du Vatican
© Galerie Maurice Garnier






Le classicisme : héritage de la grande peinture



Il peint en reclus. En plein triomphe de l’informel et de l’abstraction lyrique, Buffet renoue avec la grande peinture d’histoire : séries sur L’horreur de la guerre (1954), Jeanne d’Arc (1957) la Chapelle de château l’Arc en Provence (1961 dont il fait don au musée du Vatican), La révolution française (1977) sont impressionnantes d’une vérité transposée. Il revendique sa filiation avec la grande histoire de la peinture, à la suite de Rembrandt dont il reprend La leçon d’anatomie dans une magistrale interprétation, Chardin, Goya. Il fréquente assidûment les musées, interroge les grands maîtres du XIXe siècle, David, Géricault, Gros et surtout Courbet dont il revendique l’héritage et interprète Le sommeil. Son travail sériel s’accorde à la pluralité de thèmes indissociables de sa vie, de ses voyages, de ses lectures. Depuis 1952 il expose annuellement. D’abord galerie Drouant David devenue David et Garnier, c’est en 1957 qu’est inaugurée la traditionnelle exposition au mois de février. A partir de 1968, Maurice Garnier poursuit seul et se consacre exclusivement à l’œuvre et à la défense de Buffet.


En 1958, Bernard Buffet a épousé Annabel qui entre dans sa vie et dans sa peinture. Elle devient un de ses modèles privilégiés.
Son goût anthropique des maisons (qu’il partage avec Picasso) lui fait épuiser le sujet. La maison de son enfance retrouvée à Saint-Cast où il vit de 1964 à 1970 avec Annabelle et leurs enfants, scelle des liens indéfectibles avec la Bretagne qui lui inspirera son ultime peinture. Le château de Villiers le Mahieu, Saint-Tropez à partir de 1975, la Normandie dès 1980 avec le manoir de Saint-Crépin et à partir de 1986, Tourtour la maison de la maturité et du crépuscule.



Universalité et modernité de Buffet



La permanence de son langage s’ajuste à l’expression du modèle. Sa peinture, austère et désincarnée des débuts, s’est épaissie dans les années soixante. Sans renier les qualités fondamentales de son classicisme fondé sur l’équilibre de la composition, l’ordonnance et la lisibilité, la justesse et la rigueur d’une construction articulée sur un jeu de verticales et d’horizontales, Buffet poursuit l’introspection de son sujet par un trait qui dissèque dans une matière, de plus en plus riche et nourrie. Les terres, les blancs crayeux, les gris verdâtres s’ouvrent progressivement à la couleur qu’il travaille rageusement dans une pâte sensuelle. Reprise au couteau, la couleur est superposée en couches épaisses, grattée dans les épaisseurs qui accrochent la lumière.


La modernité de Buffet se traduit par un expressionnisme qui lui fait oser les tons montés et contrastés, avec une violence du geste, nouvelle chez lui. La couleur est appliquée directement sur la toile, avec le tube comme Mathieu et Riopelle, pratiquant aussi le dripping qui font évoluer son expression picturale dans une continuité inflexible. Il utilise le couteau, maçonne, étale la couleur qui se soulève ou se creuse, et parvient à des beautés matiéristes que bien des peintres abstraits lui envieraient. Ses toiles sombres ou flamboyantes expriment une peinture libérée et jouissive : les Folles (1970) jusqu’à son ultime face à face avec la Mort (1999).

La mort 5, 1999, huile sur toile, 195 x 114 cm. Donation Virginie, Danielle et Nicolas Buffet au Musée d’Art moderne de la ville de Paris 2011



La passion de Buffet pour son métier se traduit par la curiosité de pratiquer d’autres disciplines dans l’esprit des ateliers de la Renaissance. Dès 1952 il pratique la gravure et réalise 125 pointes sèches pour Les chants de Maldoror de Lautréamont. En 1955 il grave 22 pointes sèches pour La voix humaine de Jean Cocteau. Il réalise de nombreuses lithographies, une technique qu’il expérimente à partir de 1968. Amoureux du théâtre, il travaille pour les ballets de Roland Petit et en 1962 réalise les décors et les costumes pour Carmen de Bizet pour l’Opéra de Marseille.


Avec l’émission d’un timbre de 3 francs en 1978, la peinture de Buffet est vécue au quotidien par le grand public : Le sujet est l’Institut et le Pont des Arts. Une exposition a lieu à cette occasion au musée postal à Paris

Bien que régulièrement invité à l’étranger et présent sur de nombreuses cimaises internationales, Bernard Buffet n’a eu à ce jour en France qu’une seule rétrospective, celle organisée en 1958 à la galerie Charpentier. Des rétrospectives ont été organisées à Moscou au musée Pouchkine et à L’Ermitage de Leningrad en 1991. Ont suivi celles de Kassel en 1994, Taïwan et à La Haye en 2006, la première depuis son décès. En 2009, à la vieille charité, à Marseille, une exposition est organisée à l'occasion du 10e anniversaire de sa mort.


Dans sa peinture, la vérité humaine est au service de l’expression. Sans complaisance, avec passion et génie, Buffet témoigne de son temps.



Texte de Lydia Harambourg, membre correspondant de l’Académie des Beaux-Arts

Auteur de Bernard Buffet et la Bretagne, aux Editions Palantines 2006 et de L’Ecole de Paris 1945-1965 Dictionnaire des Peintres aux Editions Ides et Calendes Neuchatel, 1993 réédition 2010.



En savoir plus


- Historienne et critique d’art, spécialiste de la peinture du XIXe et XXe siècle, particulièrement de la seconde Ecole de Paris, Lydia Harambourg a publié un dictionnaire sur L’École de Paris 1945-1965 (prix Joest de l'Académie des beaux-arts) et Les peintres paysagistes français du XIXe siècle.
- Monographies de Lydia Harambourg : André Brasilier (2003), Yves Brayer (1999, Prix Marmottan de l’Académie des beaux-arts en 2001), Bernard Buffet (2006), Jean Couty (1998), Olivier Debré (1997), Oscar Gauthier (1993), Louis Latapie (2003), Pierre Lesieur (2003), Xavier Longobardi (2000), Jacques Despierre (2003), Georges Mathieu (2002 et 2006), Chu Teh Chun (2006) ou encore Edgar Stoëbel (2007).


- Lydia Harambourg sur le site de l'Académie des beaux-arts


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- le site de la Galerie Maurice Garnier

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